Autour de MÉTASPORA de Joël Des Rosiers
Le 19 février 2015, à la Maisonde la culture Côte-des-Neiges de Montréal, s’est tenue la table-ronde « De la diaspora à la métaspora – La littératurecontre la barbarie » autour du l’essai de Joël Des Rosiers, Métaspora, publié en 2013 aux ÉditionsTriptique. Trois conférencières y ont donné des communications spécialisées : Causerie avec Joël Des Rosiers , par Mounia Benalil ; « Métaspora ou l’espérancedes êtres du devenir , par Sophia Koukoui ;et « Poétique de la lecture / poïétique de l’écriture , par Stéphane Martelly. trois communications, qui portent l’empreinte de l’oralité de l’événement,sont ici reproduites avec l’aimable autorisation des auteures. Celles-ciconservent le droit d’auteur plein et entier sur leurs textes.
Pour une « grammatologie »de la non-barbarie
Métaspora de Joël des Rosiers
Mounia Benalil, Ph.D.
exte de la conférence du 19 février2015. Tous droits réservés, © Mounia Benalil]
L’auteure – MouniaBenalil est chercheure universitaire en matière d’affairesintergouvernementales et d’identité québécoise. Elle est affiliée au Centre derecherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises(CRILCQ) de l’Université de Montréal. Mounia Benalil est docteure en étudesfrancophones, diplômée de l’Université de la Colombie-Britannique. Elle estcomparatiste de formation. Mounia Benalil a déjà travaillé sur les visions,représentations et images de l’Orient dans les littératures francophones engénéral et la littérature québécoise en particulier. Ses recherches actuellesportent sur les défis de la francophonie au sein de la mondialisationculturelle. Mounia Benalil s’intéresse aux théories du texte et du Postcolonialainsi qu’au dialogue Orient-Occident dans le roman contemporain.
Cequi m’a frappé en tant que lectrice assidue du travail de Joël des Rosiers etplus particulièrement de son dernier ouvrage Métaspora est, bien sûr,l’énigmatique dénomination «métaspora» dont je ne saisissais pas très bien lesens, mais qui me fascinait. J’explique cette fascination par l’usage que faitl’écrivain du préfixe bisyllabique «méta» dont la charge plus que symboliquerevêt une importance cruciale pour comprendre le phénomène de barbarie qui nousréunit aujourd’hui. «Souvent utilisé dans le vocabulaire scientifique pour indiquerl’auto-référence ou la réflexion (comme il est le cas dans métalangage), oupour désigner un niveau d’abstraction supérieur (commedans métaphysique), «méta» est le préfixe parexcellence qui équivaut au sens de profond, de grand ou de transcendant»(Wikipédia). Le passage du préfixe «dia» qui indique un processus ou unetraversée dans «diaspora» au préfixe «méta» dans «métaspora» nous situe dans la recherche d’un dépassement.Dépassement d’une relation au monde, auxespaces, aux choses et aux êtres qui n’est pas réductible à un ensemble dethéories identitaires. Et pourtant, cette réflexion sur la charge sémantique dece préfixe se complexifie lorsqu’on constate que c’est aussi au nom d’unecertaine divinisation du monde, d’un certain «méta» compris comme désir – pourne pas dire délire – pur d’une identité meurtrière et hégémonique que desconflits civilisationnels opposent aujourd’hui les pays occidentaux et le restedu monde. «Le choc des civilisations», écrit Todorov dans La peur desbarbares. Au-delà du choc des civilisations, «ce serait : les démocratiesoccidentales d’un côté, l’Islam de l’autre. Deux mondes, figés dans leursdifférences historiques, culturelles, religieuses, et de ce fait voués auconflit. Face à la menace, plus de place pour le dialogue ou pour le mélange.Et pas d’autre alternative que la fermeté. Voire la guerre» (2008, Quatrième decouverture).
Sila barbarie est une «négation de la civilisation » en quoi le livre de DesRosiers se propose-t-il comme affirmation de la civilisation? L’ambition de Métasporaest de faire l’éloge du savoir qui préserve de la barbarie. Telle est, selonmoi, le message profond de ce livre. L’invention et l’ancrage historique etculturel du concept de «métaspora», qui répond à un dépassement du concept de«diaspora», permet de comprendre comment dans un état du monde en crise, lafaçon dont nos sociétés pensent leur condition spatio-temporelle s’inscrit àmême l’invention de nouveaux concepts du moment où le propre du concept résidedans sa capacité à transformer l’échelle des questions entourant l’évolution duchamp théorique par de nouvelles prises en charge des phénomènes induits par lamondialisation.
Métaspora foisonne de références aux domaines du cinéma, de lamusique et des arts visuels que l’écrivain connaît dans leurs moindresinflexions. C’est un Babel vertigineux de titres, de références et de sourcesd’inspiration auquel nous sommes convié pour comprendre le sens en devenir dela dynamique métasporique de l’écriture. C’est à dire qui s’invente ets’improvise dans un rapport non pas de nostalgie des lieux évoqués mais avec la« conscience exquise que possède l’écrivain de sa dignité d’étranger souffrant», écrit Des Rosiers (p.35). L’énergie de la plume borgésienne de Des Rosierscherche l’accomplissement du Beau par le biais d’un effacement de toute unicitéde la référence. Les références au pluriel – et non LA référence à un Livreunique – fonctionnent comme un rempart contre toute activité herméneutique quise figerait dans le temps ou l’espace. La radicalité des idéologies émergejustement d’une interprétation non historiciste du savoir, et d’un rapportdoxique au livre, d’une compréhension limitrophe de celui-ci laquelle évacue ladimension du sens en devenir, c’est-à-dire, indéterminé, inachevé, toujoursimprovisé et réinventé. «Les croyances doxiques », explique Marc Angenot dansson ouvrage D’où venons-nous? Où allons-nous? La décomposition de l’idée duprogrès, «ont une tendance à l’inertie. En ce sens, tout ce que présupposel’individu doxique est formé de préjugés. Toutes ses notions sont desprénotions, ses schémas sont des préconstruits; ils sont des cadres fixes quiencadrent le nouveau avec les opérations mentales familières. On lui oppose uneraison active, non précontrainte, libre de ses démarches et libre de s’éloignerdes sentiers battus (c’est ce que dit le préfixe para- dans paradoxe, à côtéde)» (2008, p. 422-423). La «métaspora» se présente comme une réflexion plusélevée sur le concept de «diaspora», «idéaliste, romantique et nostalgique»(p.35), selon l’écrivain, contrairement à celui de «métaspora» «qui cherche àrendre le devenir présent». Une démarche comparable au dépassement proposé parÉdouard Glissant de la totalité suffisante du monde et son remplacement par leTout-monde, c’est-à-dire, le passage de la constatation de la multiplicité duréel à son intériorisation, pour être disponible à la diversité.
Dansle sillage de ces idées se pose la question épineuse du rapport des barbares ausavoir? Que lisent les barbares? Et au nom de quel méta? L’éditorial du 16janvier du Monde des livres a consacré tout un dossier à cette questionsuite aux événements de Charlie Hebdo qui ont secoué la France et la communautéinternationale et qui ont rappelé le traumatisme du 11 septembre 2001 lequel agénéré, comme le sait, un type de littérature et de cinéma où la figure du barbareaussi appelé «voyou» ou «Fou d’Allah» se dresse en terroriste. Des écrivainsissus du monde arabe (comme Salim Bashi dans Tuez-les tous, YasminaKhadra dans L’attentat ou Les sirènes de Bagdad) et de l’Occident (comme de J-C Rufindans Katiba) ont représentécette figure renouvelant ainsi les débats académiques sur la vraisemblance dansle roman contemporain, sur la vérité dans la fiction et sur les frontièresentre le récit et le réel. Ces romans etd’autres ont autopsié la figure du barbare, aussi désigné par «Kamikazed’Allah» en tant zombi, personnage ténébreux guidé par des convictionsinébranlables. La zombification est liée à l’ignorance. [Cette dimensionrevient dans les dernières pages de Métaspora en lien avec la figure du«tonton macoute», «forme moderne du zombificateur», (308) écrit Des Rosiers,mais aussi – par extension – la zombificationcollective du peuple haïtien par le vaudou et les sortilèges du pouvoir]. Sicette représentation pose avec force l’engagement inhérent de ce type delittérature à dénoncer la barbarie humaine, elle pointe au dialogue de sourdset à la phobie qui s’installe dans les sociétés modernes devant le spectregrandissant de la barbarie amplifiée par l’effet des médias, il faut lerappeler, qui saturent d’une manière feuilletonesque les événements barbaressur nos écrans.
Etpourtant, l’engagement de certains écrivains contemporains à dénoncer labarbarie par l’intégration et la romanisation fantastique de l’événementbarbare ne semble pas servir la mission civilisationnelle. Je pense au dernierroman de Michel Houellebecq, Soumission (2015), un roman de «politique-fiction» où l’écrivain imagineune France de Lumières dissoute et islamisée après les électionsprésidentielles de Mohammed Ben Abbès, personnage fictif et chef du partie dela Fraternité musulmane, qui remporte le deuxième tour de l’électionprésidentielle devant Marie Le Pen et le Front national. L’islamophobieépistémique (et banalisée) dans ce roman exerce une violence qui est propre audiscours orientaliste (Edward Saïd). Elle systématise une pensée qui s’appuiesur un mythe dangereux, celui d’Eurabia ou de l’invasionarabo-musulmane de l’Occident. Dans Métaspora, Des Rosiers écrit enparlant de l’artiste Mutu que : «dans les sociétés occidentalescontemporaines, les grandes idéologies de divers bords ont dressé le portraitdu nouvel infidèle : le musulman anachronique, sanguinaire ennemi desLumières. Un orientalisme contemporain, plus anglo-saxon que français, enexergue dans les discours du Mal à l’oeuvre depuis les guerres d’Irak etd’Afghanistan, sévit toujours rappelant les ramifications de la cultureislamique en Occident tout en proposant une dénonciation de la malfaisance despréjugés réductionnistes et caricaturaux qui perdurent, dans un mondeglobalisé, sous la forme d’une terreur de l’Islam» (p.156-157). L’islamophobie épistémique decette nouvelle littérature est une négation de la littérature : Kunderaécrit dans Les testaments trahis que «la production romanesque d’aujourd’hui est faite de romans hors del’histoire du roman : confessions romancées, reportages romancés,règlements de comptes romancés (…) romans adinfinitum, qui ne disent rien de nouveau, n’ont aucune ambition esthétique,n’apportent aucun changement ni à notre compréhension de l’homme ni à la formeromanesque (…). Rien ne me semble donc plus affreux pour l’art que la chute endehors de son histoire, car c’est la chute dans un chaos où les valeursesthétiques ne sont plus perceptibles» (1993, p.29-30).
Métaspora est un ouvrage dense et multidimensionnel, un genre de«grammatologie» derridienne qui exige un effort de lecture et une grandesensibilité aux mots. Pourtant, ce livre inscrit un constat paradoxal, celui denotre époque caractérisée par un développement sans précédent du Savoir allantde pair avec le sentiment d’un certain effondrement de la culture. Devant leflou des multiples dérèglements sociopolitiques, devant les formes deressentiments qui se systématisent en brouillant les rapports entre peuples etcultures, devant le désenchantement qui habite les tentatives de paix et dedialogue, il y a la lecture. Elle est prescrite par le médecin-poète commeultime remède à l’ignorance, à la damnation, et à l’effondrement du sens mêmedes choses.
Métaspora ou l’espérance des êtres du devenir
Sophia Koukoui, Ph.D.
exte de la conférence du 19 février 2015. Tous droits réservés,© Sophia Koukoui]
L’auteure – Suite à une maitrise en neuroscience du comportement(M.Sc.) à l’Université McGill, Dr Koukoui a effectué une maitrise (M.Ps.)et un doctorat (Psy.D/Ph.D.) en psychologie clinique à l’UQAM. Elle afait de la psychologie clinique culturelle un de ses champs principaux despécialisation. Dr Koukoui est présentement « fellow »postdoctoral de psychiatrie à l’Université McGill avec l’Équipe de rechercheet d’intervention transculturelle. À ce titre, elle effectue des projets derecherche qualitative, notamment sur les trajectoires de soins en santé mentalepour les enfants et les adolescents vivant à Montréal.En parallèle,elle exerce en bureau privé auprès d’enfants, d’adolescents, d’adultes etelle fait également de l’intervention familiale. Dr. Koukouiest témoin expert pour la Cour du Québec. Elle fait des mandatsd’expertise psycholégale dans des contextes d’évaluation des capacitésparentales.
Introduction
Je tiens à remercier Dr. Joël Des Rosiers dem’avoir fait l’honneur de son invitation à cette conférence sous le thème de« La Littérature contre la barbarie » et de faire partie de cepanel : un panel entièrement féminin, entièrement afro-caribéen en cetemps symbolique du mois de l’histoire des Noirs.
Naissance, filiation et devenir
J’aimerais commencer aux origines. C’est d’ailleursainsi que l’essai s’amorce, plongé dans un double mouvement — par une dédicace« A mes enfants », dont il a manifestement toutes les raisons d’êtrefieret une généalogie: Blanche Bruneau, le général Alix Olivier, qui permettra deremonter le fil de ses origines, de sa famille, dont il nous livre l’histoireavec générosité.
La métasporaest entre autres une question de filiation et d’affiliation, que l’on retrouveen trame de fond de cet essai. Il s’agit là d’un enjeu contemporain à lalumière de la globalisation, de nos multiples déplacements et de nos modes decommunication, qui ont connu dans les dernières décennies une transformationradicale. Origine aussi, en lien avec la naissance de l’auteur : unenaissance par césarienne, la première de la ville. Le récit qu’il nous enlivre, à la fois intime et touchant, m’a fait associer sur une histoire de lamythologie grecque, mythologie grecque qui constitue en quelque sorte le soclede l’inconscient collectif. Il s’agit du mythe de la naissance d’Asclépios,dieu de la médecine, dont je me permettrais de vous remémorer l’histoire. Asclépiosétait le fils d’Apollon et de Corinis. Alors que Corinis était enceinted’Apollon, leur relation devint tumultueuse et dans une rage folle, Apollon lacondamna à être immolée. C’est alors que la condamnée était déjà sur le bûcherfunéraire qu’il se rendit compte qu’elle portait en son sein son enfant. Il futalors pris de compassion et procéda à une césarienne, en ouvrant le ventre deCorinis pour donner vie à son fils. Ce fils grandit et reçut deux fioles desmains d’Athéna dont l’une était un pharmakon,qui permettait de redonner vie aux défunts. Une entrée dans le monde des plusmarquantes donc, pour ce médecin, pour ces médecins. Un moment charnière àl’aube de la vie, un moment sensible, car ce sont ces expériences « humanisantes »,qui confèrent au guérisseur son pouvoir thérapeutique. Et comme nous lerappelle Dr. Joël Des Rosiers, « toute nostalgie est utérine ».
Barbarie et souffrance
Si « toute nostalgie est utérine »,l’auteur nous rappellera également que « toute souffrance réclame unrécit ». Et àmon sens, la thérapie, c’est cela. C’est transformer la souffrance en parolepour parvenir à la métaboliser. Ricoeur, dans les trois axes de la souffrance,aborde toute la question du sens, où l’Autre (le psychiatre ou de manière plusgénérale, celui qui dirige son attention avec compassion et bienveillance)constitue l’indispensable interlocuteur.Et c’est dans les interactions avec cet Autre, que pourront émerger lessignifications.
La place du logos au sein de l’espace thérapeutique est indéniable. On seréfère souvent aux vertus cathartiques de la parole, mais qu’en est-il lorsquele traumatisme transcende les capacités discursives et donnent lieu à unedéchirure ? Déchirure que Lacan avait nommé la « troumatique »,en lieu avec le trou crée par l’effraction de ce qui n’est pas symbolisable surle plan psychique. Que faire, donc, face à l’indicible ? La littératurea-t-elle une fonction face à la barbarie ? Indéniablement. Comme lementionne Dr. Joël Des Rosiers, « Il y a de nombreux points de rencontreentre poésie et psychiatrie. Ne serait-ce que dans l’écart entre le monde et lemot qui comble le délire ».En contexte psychothérapie, j’invite mes patients, particulièrement mes patientspsychotiques à écrire. Et cette mise en mot de manière épistolaire permet deramasser des fragments épars de leur existence.
[Partage d’une vignette clinique sur madameM, une patiente psychotique somatisante aux prises avec de terribles douleurs(céphalées). Le corps de madame M parlait de sa souffrance psychique et morale.J’ai invité la patiente à écrire sur l’amour et ce que cela signifiait pourelle. Elle m’a écrit deux courtes phrases et a pu graduellement, au fil desséances, tisser des liens et faire un travail d’élaboration. Madame M a enquelque sorte mis des « mots » sur ses « maux », ce qui luia permis de dégager du sens de ses expériences et de moins somatiser].
Psychotique ou pas… ou moins, l’Homme éprouvele besoin impérieux de faire sens du chaos et de trouver une cohérence à sapropre histoire, ce que permet entre autres le récit narratif.
Ecriture engagée
J’aimerais aborder l’écriture sous une autreforme, celle de l’engagement social du clinicien, alors que le psychiatre ou lepsychologue effectue un travail de retranscription par rapport à la souffrancedes errants en situation précaire (tel que les réfugiés ou les demandeurs d’asile).Ces écrits, en plus de faire du guérisseur un témoin de la situation devulnérabilité de certains « errants », a également une fonctionpolitique face à une situation d’oppression, d’hégémonie économique ou deviolence structurelle.
Ainsi, la littérature est un médium des pluspuissants et constitue en quelque sorte un adjuvant au processus thérapeutique.
J’aimerais remercier Dr. Joël Des Rosierspour cet essai fabuleux, que j’ai lu et re-lu avec un plaisir toujoursrenouvelé. Métaspora est un essai d’une richesse incommensurable : unessai qui nourrit la pensée, un véritable supplément d’âme pour les êtresmétasporiques que nous sommes.
NOTES
[1]Références personnelles aux enfants de l’auteur, Sacha et Dominique DesRosiers.
Citation, DesRosiers, Joël, « Métaspora : essai sur les patries intimes »,publié en 2013 aux éditions Triptyque, p 182.
Ibid, p200.
Communicationoriginale de Paul Ricoeur au colloque de l’Association française de psychiatrieà Brest les 25 et 26 janvier 1992. Titre du colloque: « Le psychiatredevant la souffrance ». Le texte de cette communication a été publié subséquemmentdans Psychiatrie française, numérospécial, juin 1992; puis dans la revue Autrement, »Souffrances », n° 142, février 1994.
Ibid, p 164.
Poétiquede la lecture / poïétique de l’écriture
Métasporade Joël Des Rosiers (2013)
Par Stéphane Martelly, Ph.D.
ranscription de la conférence du 19 février 2015. Tous droitsréservés, © Stéphane Martelly]
Écrivaine, peintre et chercheure, StéphaneMartelly est née à Port-au-Prince. Par une approche profondémenttransdisciplinaire qui fait se confronter théorie, réflexion critique etcréation, elle poursuit une démarche réflexive sur la littérature haïtiennecontemporaine, sur la création, sur les marginalités littéraires ainsi que surles limites de l’interprétation.
Elle est notamment l’auteure d’un essai littérairesur le poète Magloire Saint-Aude (Le sujet opaque, L’Harmattan, 2001). Docteure en littérature, ellea soutenu une thèse en recherche-création intitulée Les Jeux dudissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine(2014 – Éditions Nota Bene 2016).
Ouvertures
Je remercie d’abord Joël Des Rosiers pour cette gracieuseinvitation à vous entretenir de son essai, Métaspora,placé sur l’égide de la reconfiguration conceptuelle de la migrance et de ladissémination des peuples. Méta :pour indiquer à la fois un au-delà, un pas de plus dans l’abstraction. Spora : pour dire la semence,l’espérance et la dissémination.
Sur cet essai foisonnant, fragmenté, je veux vous proposer ce soirquelques parcours, mes propres fragments qui traverseront les trois parties dulivre : la première esthétique et littéraire, la seconde plus dialogale,la troisième proposant des « modes de fabrication ». À travers cesmoments, il s’agit en effet d’un regard sur ceux qui :
[deviennent]les cosmopolites de leur propre culture, les étrangers à leur propre nation. (Levoyage, en plus d’être une expérience du don et de l’émotion, est aussi unecatégorie esthétique, un emblème du Beau.)
Je veux en même temps résister un peu, comme vous le verrez, à laséduction de ce modèle convaincant et me placer un peu en retrait, dans cet anglecurieux, un pas derrière l’œuvre, qui permet dans un double regard d’enapercevoir à la fois le résultat et la mécanique, tout en maintenant un certainflou sur d’autres aspects, une certaine indécision assumée dansl’interprétation, autrement dit, une certaine et porteuse ambiguïté.
Je penserai donc par à coups. Par morceaux, écartant les plis dutexte pour mieux apercevoir son propos et me frayer une lecture.
Généalogie et dissémination
Métaspora m’apparaît comme un effort pour lire quelque chose à travers lesœuvres des autres, les transmuter afin de les lire dans la continuité d’unegénéalogie personnelle, élaborée sous forme de fragments, de semenceséparpillées dans l’espace ; de ces semences (ou éclats prismatiques) faitd’artistes très divers aux identités multiples (Wangechi Mutu, Saint-JohnPerse, Ulysse, Georges Miller, Wyclef Jean), l’arbre qui est érigé, n’a pas laconsistance du tronc unique, mais se généalogise de dissémination, dediffraction incomplètes et contrastées, comme pour dire à travers les œuvreslues sa propre cohérence. Si généalogie il y a, elle est celle du spore (rappelerla couverture de Mutu) : c’est à dire celle qui possède une originecertaine, mais qui depuis, s’envole et se répand vers des reproductions et desdestinations lointaines, mais surtout incertaines (je reviendrai à ceci).
Il me semble qu’il s’agit avant tout pour Joël Des Rosiers de secréer une fiction fondatrice, un mythepersonnel soigneusement tissé depuis la belle élégie sur la photographiede l’aïeul et repris en contrepoint tout le long de l’ouvrage à travers lesparcours des autres, prétextes à sa réflexion, mais surtout rappels plus oumoins indirects de cette fiction seule capable de fonder l’écriture et lalecture. C’est sans doute en ce sens que les patries sont intimes. Car c’estvers l’intime qu’elles sont sans cesse rapatriées, rapportées vers unesingulière et nécessaire édification [penser ici aux définitions de l’intime deNicoletta Dolce].
Dans cette tension entre généalogie et dissémination, quelquechose cependant s’éparpille et se disperse. Comme le spore, il s’éloigne dansdes formes et des ailleurs lointains, tout en gardant dans ses variationspossibles la trace génétique, inaltérée de ses origines, autrement dit, unfragment du végétal dont il provient et dans lequel l’origine reste inscritemalgré le mouvement et malgré les variations. (p. 103, cit)
Postures (poétiques et critiques)
L’essai se construit donc à partir dune Élégie. L’élégiefondamentale de l’aïeul et général Alix Olivier, photographié en France aprèsla mort en couches de sa femme, Blanche Bruneau qui installe le sujet critiqueet poétique dans son propos. Alors, comme je l’apercevais auparavant dans lalecture que j’avais faite de son recueil Caïques,c’est une mouvance qui s’installe, à laquelle le sujet consent, parce que c’estde ce mouvement qu’il est fait et c’est ce mouvement qui lui permet de« cosmoposilitiser » son identité originaire. Ici, elle devient -entre les essais-lecture et les essais plus lyriques où se tient une écriture –elle devient mouvance entre une posture poétique et une autre critique dontl’objectif est le même, celui de consolider et de faire fructifier cettefondation essentielle pour le poète, car elle donne force et sens à sa voix. Ellelui permet d’échapper au jeu spéculaire des lectures identitaires oupostcoloniales et de se suffire en un sens à elle-même.
À mon avis, c’est la posture poétique (ou la critique quand elleest pénétrée de cette posture poétique, qu’elle s’y réfère (comme quand lespersonnages du mythe de l’origine investissent son argumentaire), quand elles’en fragilise), c’est dans cette posture qu’elle tient le mieux ses promesses.
Les inventions de soi surgissent dès lors de cette dyade ou ceconflit : dispositifs du critique / dispositions du sujet poétique (lecorps absent).
Pharmakonet férocité de la lecture
La tension entre critique et texte littéraire est ainsi maintenuedans tout l’essai. Cependant, dans ce parcours sporadique, il s’agit mesemble-t-il d’un travail profondément littéraire des œuvres, pour voir ce quis’y trame et s’y construit qui pourrait mettre à jour des modalités d’être dansle diasporique, dans le travail non seulement temporel de cette généalogie,mais au moins tout autant, celle qui mobilise l’espace, en remarque lesdiscontinuités.
La férocité de la lecture réside sans doute dans ce rapatriementdes œuvres vers la mémoire de l’origine, où en plongée vers la possibilité del’œuvre à venir, vers plusieurs formes de pérennité. Le poème, en amont et enaval devient alors véritable pharmakon,à la fois remède (p. 164) et me semble-t-il poison (Derrida).
Le pharmakon est aussice geste de scalpel du poète, qui lie infiniment pour Joël Des Rosiers lalittérature à la médecine. Tant dans sa possibilité de guérir que de safaillite, comme dans le cas de François Duvalier.
Métis et Monstres / Silences duféminin : voix audibles, voix éteintes
Cependant, toute généalogie, même elle des « égarés » neprocède que par élagage, ne s’exécute qu’en s’appuyant sur les monstres dontelle se défait. On n’est donc pas surprise de voir apparaître aussi dans cespages la figure inquiétante du Zonbi.Sauf qu’ici c’est d’une Zonbi dont ils’agit, femme poussiéreuse et muette, avec la peau « recouverte de cendre »(308-309) vient nous rappeler ce silence qui surgit de temps à autre dans lacohérence de cet essai (par cette cohérence même, peut-être). Elle porte enécho toutes ces voix/voies manquantes ou qui ne sont remarquées que par leursilence ou leur disparition : Blanche Bruneau, morte en couches, La mèredans le roman « Corps Mêlés » de Marvin Victor, les femmesmonstrueuses de Wangechi Mutu, la voix silencieuse et manquante de Lauryn Hill,face aux bavardages de Wyclef Jean. Plus encore, me semble-t-il la voix de deMarie Ndiaye ou de la Calypso ne me semble advenir que pour mieux marquer cetteplace muette, ce refus du désir, ce défaut de présence qui participe sansdoute, telle une face occultée, de cette fondation de l’écriture. Ce silence,Joël Des Rosiers fait bien de le remarquer.
Comme si, tragiquement, la généalogie ne pouvait être suffisammentcassée pour ne pas enfanter ces voix muettes du féminin. Comme si le nom despères appelait ces corps transmutés, ces chimères, ces corps étymologiquementmétis, cette inquiétante mutité. Comme la Zonbi,sans origine et sans destination.
Cette figure plus fugace de l’essai, je veux pourtantl’apercevoir, l’envisager comme son irrésolu et comme son spectre. Sans doutede crainte que la Zonbi ne vienne àmon tour me hanter.
Maintenir et (se) défaire du lien
Au cœur même de cette tension entre maintenir et (se) défaire dulien, se rappeler. Se construire de cette mémoire et faire face au« froissement interminable du silence quand on arrive à s’affranchir del’Histoire, à supporter d’être son propre point de départ », tel estpeut-être dans ces lignées perdues et retrouvées le vrai travail de cet essaide Joël De Rosiers sur la Métaspora
Dans une ultime mise en abyme, c’est en effet l’essai lui-même quiest hanté par c/ses origines, leurs disparitions et les traces imprévisibles deleur réinvestissement dans des œuvres profondément créoles, ou dont il faitbien de rappeler la nécessaire créolisation.
Somme toute, l’urgence de ces traces retrouvées, comme de cettecohérence dépistées dans les lectures en abyme ; l’urgence de ces infimestraces dispersées par le vent, de ce travail qui ne peut s’effectuer que dansle mimétisme de son propre objet pour fonder une écriture poétique ; cetteurgence apparaît finalement très tôt dans ce livre.
Très simplement dans ces premiers mots, ces destinataires intimes pourlesquels comptent les arbres, les liens et les traces :
« À mes enfants »