Mes coups de coeur en 2014
Hugues Saint-Fort
New York, décembre2014
Celafait la sixième année consécutive que je publie en cette période mes « coups de cœur », sorte de minirecensions ou résumés de recensions plus étoffées des meilleurs ouvrages oudocumentaires qui m’ont séduit durant ces douze mois. Cette année, plus quetoute autre peut-être, a vu la publication de remarquables textes de fiction etde non fiction de quelques nouveaux écrivains haïtiens. Décidément, que seraitHaïti sans sa littérature ? Bonne lecture !
1 . Bain de lune, roman
Par Yanick Lahens
SabineWespieser, Éditeur, Paris 2014
Incontestablement, le meilleur texte de fiction de YanickLahens qui a déjà publié deux magnifiques romans La couleur de l’aube (2008, prix RFO 2009) et Guillaume et Nathalie (Prix Caraïbes 2013) ainsi qu’un récitbouleversant Failles (2013), avantd’être récompensée en novembre dernier par le Femina pour Bain de lune.
Ce roman témoigne d’une connaissance poussée de la vie etdu quotidien des paysans haïtiens, apporte la preuve que la romancière aeffectué un nécessaire travail ethnologique de premier ordre et qu’elle estrestée sensible aux conditions de vie, aux désirs, à la vision du monde dupaysan et de la paysanne en Haïti. Il raconte l’histoire se déroulant surquatre générations de deux familles haïtiennes résidant à Anse Bleue, unvillage d’Haïti. Ces deux familles sont les Lafleur et les Mésidor et elless’entredéchirent pour des histoires de terre. A partir de ce cadre généralrécurrent dans le déroulement des existences paysannes haïtiennes, YanickLahens a dressé un immense tableau débordant de poésie qui décrit la vie dansune campagne haïtienne où les dieux se mêlent aux hommes, où le pouvoir desméchants tantôt prend le dessus, tantôt est rejeté, où les dictatures sesuccèdent sous une forme ou une autre.
Deux personnages principaux se détachent de l’histoireracontée dans cette fiction : d’une part, Olmène Dorival, petite marchandepauvre, fille d’un pêcheur et d’une paysanne, élevée dans la tradition paysannede soumission aux hommes, d’autre part, Tertulien Mésidor, riche, puissant,fier, grand propriétaire terrien, symbole complet de l’omnipotence masculinedans la campagne haïtienne. Pourtant, Olmène Dorival réussit à faire échec à latradition de soumission aux hommes et à gagner son indépendance tandis queTertulien Mésidor disparait dans les poubelles de l’histoire.
La thématique des dieux / divinités du vodou occupe ledevant de la scène dans la fiction racontée par Yanick Lahens. Ces dieuxs’installent dans le quotidien permanent de tous les personnages. Presque pasune page du roman n’est tournée sans la présence de Legba, d’Agwe, de Zaka,d’èzili Dantò, de Ti-Jan Petwo, de Danbala, d’Ogou, des Envizib, des Mistè…
L’autre thématique centrale du roman que la romancièredéroule avec un art littéraire expert est la dictature et ses effets meurtrierssur la population. Cette dictature entre en scène à partir de 1960, mais c’està partir de 1963, ainsi que le raconte la narratrice, que la dictature dirigéepar l’homme qui portait un chapeau noir et d’épaisses lunettes prit possessionde la ville, des cœurs et des esprits : « En septembre 1963, l’homme à chapeau noir et lunettes épaissesrecouvrit la ville d’un grand voile noir. Port-au-Prince aveugle, affaissée, àgenoux, ne vit même pas son malheur et baissa la nuque au milieu des hurlementsde chiens fous. La mort saigna aux portes et le crépitement de la mitraille fitde grands yeux dans les murs. Jamais ces événements ne firent la une desjournaux. » (p.112).
Au-delà de la description de l’implacable et permanentecondition des paysans vaincus par la souffrance, les abus, la faim, l’exclusionsociale, ce roman séduit par la beauté de la langue et du style, les motssimples mais puissants, la poésie parfois douce et fascinante, parfois violenteet accrochante de chaque scène, chaque narration, chaque commentaire. Il n’estpas du tout étonnant qu’il ait obtenu le prix Femina. Bain de lune fera date dans l’histoire littéraire haïtienne.
Une version plus longue de cette recension a été publiéedans l’hebdomadaire haïtien Haïti EnMarche, et sur le site Potomitan.
2 . Métaspora.Essai sur les patries intimes
ParJoël Des Rosiers
Triptyque,Montréal, 2014
Le concept de métaspora semble avoir été en gestationdans la réflexion littéraire de Des Rosiers depuis de longues années si l’on seréfère à la toute première occurrence de l’adjectif métasporiques dans son essai fondateur Théories caraïbes publié en 1996 :
« Chaqueécrivain, aux prises avec sa propre mythologie, œuvre pour forger des espacespost-nationaux, au sein du mouvement général des peuples.
Espacesque j’appellerai métasporiques : méta-sporiques au lieu dedia-sporiques : à partir des contradictions liées à l’origine, au sexe età la différence. » (Théories caraïbes, Montréal, Triptyque,1996, p.162).
Joël Des Rosiers appelle métaspora la constitution d’une« mouvance instable » de peuples nombreux, sujets égarés au cœurd’espaces post-nationaux, « un ensablement qui grippe les centres où ilsvivent et envers lesquels ils se réservent, en endossant de multiplesallégeances et autant de dissensions. » (p.30).
Le concept de métaspora dépasse celui, réducteur etgalvaudé, de diaspora qui a acquis en Haïti des connotations honteusementpéjoratives et injurieuses. Pour le locuteur haïtien vivant sur la terre dedépart, le rapport à la diaspora est teinté d’hostilité chronique, le termeacquiert lentement des sèmes d’individu du dehors, réduit à l’état de dépatrié,d’êtres mal dégrossis, égoïstes et oublieux de leur terre de naissance.
L’usage du terme métaspora sera-t-il en mesure d’effacerle caractère haineux du mot diaspora dans la conscience collective etindividuelle haïtienne ?
Comment la métaspora peut-elle corriger ce regardsuprêmement négatif porté sur elle par la diaspora ? Difficile problèmeque le changement de dénomination –de diaspora à métaspora— ne peut en aucunefaçon résoudre. En effet, on ne peut changer des mentalités qu’à partir del’installation de nouvelles mentalités qui prennent naissance dans desréouvertures, de nouvelles créations, de nouveaux contacts entre les deuxgroupes.
Dans Métaspora,Joël Des Rosiers révèle une fois de plus l’étendue de son érudition quitraverse de multiples domaines du savoir, depuis les littératures européenneset caribéennes en passant par l’histoire, la philosophie, sans oublier lecinéma, la musique et les arts visuels contemporains. Ce qui est pertinent,c’est qu’il intègre ces différents pans du savoir dans sa création littéraireet sa réflexion générale. Métasporaen est l’exemple le plus achevé. C’est un livre dense, multidimensionnel, dontla lecture exige quelques efforts.
Une version plus longue et plus étoffée de cetterecension paraitra bientôt sur d’autres canaux médiatiques.
3. Haïti Noir 2. TheClassics.
Edited by EdwidgeDanticat
AkashicBooks, New York, 2014
Si le premier HaïtiNoir se conformait assez strictement aux paramètres du genre noir, Haïti Noir 2. The Classics se veutbeaucoup plus éclectique, moins limité au crime et à la fiction « Noir ».Les auteurs choisis par Danticat ont été recrutés aussi bien parmi les grandsclassiques de la littérature haïtienne d’expression française (Jacques-StephenAlexis, Jacques Roumain, Ida Faubert), que chez les grands contemporains(Lyonel Trouillot, Dany Laferrière, Georges Anglade, Paulette Poujol Oriol) quirévèlent la profondeur du paysage littéraire haïtien ou chez le petit groupequi constitue l’inévitable relève de la littérature haïtienne de demain(Emmelie Prophète, Jan J. Dominique, Michèle Voltaire Marcelin, Roxane Gay.)
Précédé par une introduction de Danticat, Haïti Noir 2 The Classics est divisé entrois parties. Chaque partie comporte un titre et est introduite par un poèmequi met en relief le ton et l’atmosphère psychologique des histoires qui sontregroupées sous cette partie. A travers le titre de la première partie Hunted / Haunted (pourchassé / obsédé)et en suivant le contenu du très beau poème Praisesongfort Port-au-Prince (éloges pour Port-au-Prince) écrit par Danielle LegrosGeorges, le lecteur découvre six courtes histoires. Elles nous font voyagersoit au cœur de la haute et oppressante société bourgeoise de Port-au-Prince dela fin des années 1920, minée par l’hypocrisie, la corruption et lesous-racisme des classes dominantes mulâtres dans « Preface to the Life of a Bureaucrat » (Préface à la vied’un bureaucrate) de Jacques Roumain, soit au milieu de la misère et de laviolence d’un bidonville dans « Childrenof Heroes » (Les Enfants des Héros) de Lyonel Trouillot. Entre cesdeux textes extrêmes dans leur peinture de la société haïtienne, Danticat ainséré quatre histoires de fiction « Noir » où dominent le mysticismevodou et le surnaturel typique des récits populaires haïtiens.
La 2ème partie, intitulée « Seduced » (Séduit) est introduite par le bouleversantpoème « Remember One Day » (Rappelez-vousun jour) écrit par Emmelie Prophète. « Rêvehaïtien » est le titre de la première nouvelle qui ouvre cettedeuxième partie et est écrite par Ben Fountain, l’un des deux auteursaméricains dont les textes figurent dans cette anthologie. Bien qu’il contiennecertaines références à la culture vodou, le texte de Ben Fountain ne faitintervenir ni le crime ni la peur du surnaturel vodou (même si l’action durécit se déroule dans l’ambiance mortifère de l’après-coup d’état de 1991-1994)dans cette superbe histoire psychologique à base de partie d’échecs, d’artpictural haïtien et d’allusions épidermiques.
La troisième partie intitulée « Losing My Way » (Perdre ma route) est introduite par lepoignant poème « I just Lost MyWay » (J’ai juste perdu ma route) d’Ezili Dantò. On y trouve cinqcourtes histoires : « TheMission » de Marie-Hélène Laforest, « Dame Marie » de Marilène Phipps-Kettlewell, « Barbancourt Blues » de Nick Stone, « Surrender » de Myriam J. A. Chancy,et « Things I know About FairyTales » (Ce que je sais au sujet des contes de fée) par Roxane Gay. C’estla dernière nouvelle de cette troisième partie. Elle raconte l’histoire d’une« dyaspora » qui est kidnappée au cours d’un séjour en Haïti pourvisiter sa mère. Le texte écrit à la première personne déborde de sarcasme etd’ironie dirigés vers tout le monde : les kidnappeurs, le mari de lanarratrice, ses amis, jusqu’à la narratrice elle-même…Roxane Gay possède untalent littéraire énorme et représentera à coup sûr l’une des meilleuresécrivaines de sa génération.
Une version plus détaillée de cette recension a paru sur Potomitan et dans divers forums haïtiensde discussion.
4. Haiti. Trapped InThe Outer Periphery
ParRobert Fatton Jr.
LynneRienner Publishers, Inc. 2014
Robert Fatton, professeur de Gouvernement et d’Affaires étrangèresà l’université de Virginie est l’auteur de : « Haïti : Trapped In the Outer Periphery ». Il avaitpublié auparavant: « Predatory Rule:State And Civil Society in Africa »; « Haiti’s Predatory Republic:The Unending Transition to Democracy » (2002); « The Roots of Haitian Despotism » (2007),en plus de dizaines d’articles parus dans des revues arbitrées et spécialisées.Il représente, avec Robert Maguire, Alex Dupuy et Carole Charles les 4universitaires spécialistes de politiquehaïtienne auxquels les journalistes étrangers le plus souvent anglo-saxons fontappel pour éclaircir un point brûlant de l’actualité politique haïtienne. S’appuyantsur les travaux de Douglas North (1981) et de Michel-Rolph Trouillot (1990) ila introduit le concept de « predatory state » (l’état prédateur) pourexpliquer le fonctionnement de l’État haïtien dans ses rapports avec les masseshaïtiennes et la société civile en général. Dansson livre « Haiti’s PredatoryRepublic :The Unending Transition to Democracy », Fatton écritceci: « The Haitian state hashistorically represented the paradigmatic predatory state….The predatory stateis …a despotic structure of power that preys on its citizens without givingmuch in return, its total lack of accountability suppresses even the murmurs ofdemocracy. »(pg. 27). (Historiquement, l’État haïtien a représenté le paradigme de l’étatprédateur…L’État prédateur est une structure despotique de pouvoir quis’attaque continuellement à ses citoyens sans leur donner beaucoup en retour,son manque total de responsabilité supprime même les murmures de démocratie.) [matraduction].
Ainsi que Fatton l’explique dans sa préface, Haiti : Trapped in the Outer Peripheryconstitue à la fois une suite et un point de départ par rapport aux deuxprécédents ouvrages, Haiti’s PredatoryRepublic et The Roots of HaitianDespotism. En effet, dans ce nouveau livre, Robert Fatton montre nonseulement l’irrésistible présence des forces sociales internes et des processuspolitiques traditionnels qui ont contribué à placer Haïti dans la fâcheusesituation oùelle se trouve, mais ilaffirme qu’on ne peut pas comprendre la situation haïtienne sans étudier « the profound impact of the worldcapitalist system on the country’s internal affairs. » (pg.vii). (leprofond impact du système capitaliste mondial sur les affaires internes dupays) [ma traduction]. La thèse principale duprofesseur Fatton est que « thepersistent imperial interferences and interventions of the past three decadeshave exacerbated the conditions of acute poverty, social polarization, andmisgovernance that have traditionally characterized the island.” (les interférences impériales persistantes et lesinterventions des trois décennies passées ont exacerbé les conditions depauvreté aigue, de polarisation sociale, et de mal gouvernance qui onttraditionnellement caractérisé l’ile) [ma traduction].
Haiti :Trapped In The Outer Periphery estune analyse perspicace de la structure politique et économique de la sociétéhaïtienne et en ce sens, il continue admirablement les descriptions et lesanalyses des deux précédents ouvrages. Bien que je partage la thèse de Fatton sur le profond impact du systèmecapitaliste mondial sur les affaires internes du pays, je crains cependant quele brillant politologue ne décrive et n’expliquepas assez ce qui fait que Haiti est coincée tout au bas de la périphérieextérieure (the outer periphery) du processus de production du systèmecapitaliste mondial. Mais, il ne faitpas de doute que le fin politologue qu’est Robert Fatton trouvera la réponse àcette question dans sa prochaine recherche.
5. An Untamed State
By Roxane Gay
BlackCat, New York, 2014
Roxane Gay est la plus récente écrivaine émergée de lanouvelle vague des grandes créatrices littéraires d’origine haïtienne qui ont explosédans l’émigration au cours des quinze dernières années. Avant elle,l’expérience haïtienne se racontait par la voix de romancières comme EdwidgeDanticat, Myriam J.A. Chancy, Michèle Voltaire Marcelin, Jan J. Dominique,Elsie Augustave. An Untamed State estle premier roman de cette écrivaine extraordinairement talentueuse qui confirmela place de la littérature d’Haïti dans les Amériques. Il a occupé lespremières places dans la liste des best-sellers du New York Times pendant aumoins trois semaines et la critique américaine a porté son roman aux nues.
Ce roman raconte l’histoire du kidnapping d’une« dyaspora », Mireille Duval Jameson revenue en Haïti pour rendrevisite à sa mère. Son père, Sébastien Duval, a fait fortune dans laconstruction d’immeubles pour riches, elle file le parfait amour avec son jeunemari, Michael et un adorable fils, Christophe. Malgré sa fortune, SébastienDuval refuse de payer la rançon d’un million de dollars réclamée par le chef dugang qui se fait appeler « le Commandeur ». Commence alorsl’interminable calvaire de Mireille déterminée à résister face au commandeur età son gang. Le roman est porté par un suspense parfois insoutenable et lelecteur souffre avec les vilenies et humiliations de toutes sortes subies parMireille Duval Jameson.
Au-delà du fait-divers, ce kidnapping qui constitue lesujet du roman représente une réflexion publique de Roxane Gay sur l’évolutionpolitique d’Haïti et sa mauvaise gouvernance, en même temps, c’est une critiquepuissante des maux de la société haïtienne, les inégalités et les exclusionssociales, la misère accablante, et l’impossibilité apparente de s’en sortir. RoxaneGay démontre une fois de plus qu’on peut parler d’Haïti dans une langue autreque le français et le kreyòl et que l’identité haïtienne se trouve de plus enplus être une identité plurielle.
Amis lecteurs, vous ne pouvez pas rater ce roman. Si vousl’avez déjà lu, offrez-le à vos amis ou à vos proches en cette période de fêtesde fin d’année. Ils vous remercieront,je vous l’assure.
6.Haïti : Que Faire ?
Uneallégorie pour notre temps. Essai-fiction.
ParAndré Vilaire Chéry
Ethnos,2013
La question que pose André Vilaire Chéry (AVC) dans letitre de son ouvrage est une question historiquement célèbre, bien que ce soitpour d’autres raisons. Associée cependant à Haïti, elle acquiert une actualitéde premier ordre pour nous Haïtiens, actualité qui tient à la fois du tragiqueet du comique. Quelque part dans l’introduction de son ouvrage, AVC présenteHaïti comme une société « abonnéeaux surplaces et aux scénarios d’échec. » (pg. 12). C’est une cruellevérité que n’importe quel Haïtien peut constater, la mort dans l’âme.
AVC qualifie son livre d’« essai-fiction »,c’est-à-dire d’un texte où « la fiction s’allie à l’essai pour composerune œuvre difficilement classable, originale, forte ». Le texte « Latempête » (pgs. 21-25) illustre admirablement cette définition. Sa lectureest d’une délectation sans pareille. Tout comme d’ailleurs la suite de ce textequi est une réflexion superbe sur la « condition haïtienne »,c’est-à-dire l’impossibilité dans laquelle est plongée cette société pourtrouver sa voie depuis son émergence en tant que nation indépendante en 1804.Pour faire mieux comprendre la tragédie haïtienne, AVC adopte tantôt les effetsde l’allégorie et ses procédés bien connus de l’image et de la personnificationd’une abstraction, tantôt il argumente avec les armes habituelles de l’essai, c’est-à-direla raison, le jugement, la discussion.
Dans la partie allégorique du texte, AVC met en scène desaffrontements inoubliables, comme celui qui oppose Repiblik-de-Pòtoprens à Peyi-Andeyò,le premier étant la personnification des privilégiés de tous ordres, tandis quele second représente l’armée innombrable des démunis et des rejetés de lasociété haïtienne. Les revendications de l’un comme de l’autre renvoient auxproblèmes économiques, culturels, politiques et environnementaux qui minent lasociété haïtienne depuis sa naissance jusqu’à nos jours. Rédigé en languekreyòl, cet affrontement se déroule avec une puissance inégalée.
Le dialogue entre l’Espritde la mer et Le Narrateur esttout aussi poignant, tout aussi explicatif des origines des malheurs de lasociété haïtienne : la division, la méfiance, l’absence de solidarité,l’individualisme érigé en règle de vie…
AVC a réussi avec cet ouvrage un véritable tour deforce : maintenir la curiosité du lecteur du début à la fin du livre enmélangeant deux genres différents : l’essai argumentatif et le contelittéraire, à caractère allégorique. Apparemment, c’est une première dans lalittérature haïtienne.
7.Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol
ParRenauld Govain.
L’Harmattan,Paris, 2014.
Il est bien connu que le français est la languelexificatrice du créole haïtien, c’est-à-dire que c’est cette langue (lefrançais) qui a servi à former l’essentiel du lexique créole. L’une des toutespremières linguistes haïtiennes, Suzanne Sylvain, a même défendu dans les années1930 un célèbre travail universitaire où elle a affirmé que le créole haïtienétait une « langue éwé à vocabulairefrançais ». On a même dit à propos des créoles à base française quepotentiellement, tout mot français peut devenir un mot créole. Bien sûr, il y abeaucoup d’exagération dans cette affirmation mais elle témoigne tout de mêmede l’imbrication de ces deux langues dans les sociétés antillaises ethaïtienne.
Que se passe-t-il quand le français cesse de devenir lalangue lexificatrice d’une langue créole, en particulier le créolehaïtien ? Historiquement, cela s’est déjà réalisé quand l’ile de Trinitéest passée d’une colonisation française à une colonisation britannique au coursdu dix-septième siècle. Privée de rapports avec la Grande-Bretagne, la languefrançaise a fini par s’éteindre peu à peu dans cette ile. La Dominique etSainte-Lucie sont deux autres iles caribéennes qui ont connu ou connaitront lemême sort.
Le sujet du récent livre du linguiste haïtien RenauldGovain n’est pas la disparition du lexique français dans la formation ou la viedu lexique créole. Govain traite plutôt des emprunts que le créole haïtien faità l’anglais et à l’espagnol. Il montre que les emprunts faits à l’anglais sontplus importants que ceux faits à l’espagnol malgré la proximité géographique dela République dominicaine, pays hispanophone qui « partage une frontièrelongue de 360 km » avec Haïti. Il explique que « cette domination de l’anglais estdue notamment à l’influence des mass media américains et à l’usage d’outilstechnologiques et de télécommunications qu’Haïti importe des USA et dont lemétalangage de manipulation est en anglais. »
Le travail de terrain réalisé par Gauvin pour ce livre estimmense surtout quand on considère les conditions difficiles de la recherche enHaïti. Grâce à ce travail de terrain, le linguiste montre que les emprunts ducréole haïtien à l’anglais, environ 1400 entrées, dépassent de près de 5 foisles emprunts du créole haïtien à l’espagnol. En revanche, le cadre théorique dela question des emprunts en linguistique générale manque quelque peu derigueur. Cela aurait servi à délimiter et fixer les mécanismes de la formationde nouvelles unités lexicales provenant de l’anglais.
8.Le Mississipi Blues, roman
ParJosaphat Robert Large
ÉditionsRuptures, 2014
Ce roman est le troisième tome de la fameuse trilogie« Les Empreintes de la vie » de Josaphat Robert Large. On y trouvequelques personnages des deux premiers tomes, en particulier le narrateur etJean-Éric Cadet II, riche pharmacien de la place et descendant du fameuxgénéral Tonbobo Cadet, héros de l’Indépendance haïtienne. En fait, hormis cedétail qui le rattache à l’histoire des deux tomes précédents, le texte évoluepratiquement dans un autre univers. Le narrateur est un étudiant désargenté foude littérature, qui prépare une thèse en Sorbonne, revient en Haïti pour assister auxfunérailles d’un oncle qui fait de lui son unique héritier. Il rêve déjà de labelle vie qu’il pourra mener à Paris quand le tremblement de terre éclate.
Le livre est rempli d’ironie, particulièrement dans ladescription du tremblement de terre. Le narrateur prend plaisir à raconter lesmoyens de sauvetage utilisés par les rares survivants de la catastrophe : « …Ceux qui ne savaient pas sauter youplà, s’envoler comme moi d’une fenêtre à une autre…Devenir expert en bond debalcon en balcon, pour se retrouver dans les rangs des survivantsmiraculés… »
Il se moque de lui-même qui se fait mousse sur un bateauaméricain afin de quitter Haïti réduite à sa plus simple expression. C’est dansle Sud des États-Unis qu’il rencontre le grand amour de sa vie, celle qui atoujours été sur son chemin depuis le début et avec laquelle il finira pars’unir.
9.Idéologie, Histoire et Politique en Haïti, essai
TomeI : Le Colorisme
ParMac-Ferl Morquette
L’ImprimeurS.A., Port-au-Prince, 2014
C’est un pari gigantesque qu’a tenté Mac-Ferl Morquetteen écrivant ce livre intitulé « Idéologie,Histoire et Politique en Haïti ». Les quatre termes clés de ce titre recèlentdes pièges difficiles à entrevoir même pour les théoriciens ou les praticiensles plus aguerris. Par exemple, le terme « idéologie » peut donnerlieu à de multiples interprétations : que toutes les idées sontsocialement déterminées, ou que les idéologies ne servent qu’à masquer lesintérêts d’un groupe. Dans la tradition marxiste, l’idéologie est perçue commeune « distorsion » de la réalité ; l’histoire, qui est d’abordrécit, mais surtout qui se propose d’expliquer, de critiquer, a trouvé un terrain fertile en Haïti puisqu’elle a nourri des batailles idéologiques vives ; quant à la politique,on en a fait le cœur des valeurs en Haïti et elle semble compter plus que touteautre chose dans le pays.
Morquette identifie un courant idéologique qui a marquéla production historique haïtienne jusque vers la moitié du 20èmesiècle sous l’angle de ce qu’il appelle le « colorisme » divisé endeux tendances : le mûlatrisme et le noirisme. Il en est résulté, nousdit-il, « un combat coloriste à mort ». La problématique del’idéologie, selon Morquette, et telle qu’elle est développée dans ce livre,sera présentée à travers deux thématiques essentielles :
Lecolorisme en Haïti : le mûlatrisme et le noirisme ; (tome 1 du livre)
Lepopulisme en Haïti comme idéologie : ses antécédents historiques et sesmanifestations actuelles (tome 2 du livre).
Le colorisme en Haïti comme idéologie est divisé en deuxparties. La première partie est sous-titrée « La Faction jaune et sapanoplie idéologique » ; La deuxième partie est sous-titrée :« La Réaction noiriste ou la couleur comme élément de justification de laprise du pouvoir politique. Dans la dernière partie du livre, Morquette étudie lecolorisme à la croisée du Marxisme.
10. An n al Lazil, powèm
Par Fred EdsonLafortune
Trilingual Press /Près Trileng
Cambridge,Massachusetts, 2014
Les poèmes de Fred Edson Lafortune qui sont réunis dans lerecueil « An n al Lazil » semblentêtre construits avec une simplicité et une facilité remarquables. Mais, c’est l’art du poète quin’en est pas à son premier texte littéraire qui nous donne cette impression. Sapoésie vient du fond du cœur. Ce n’est pas une communication intellectuelle.Lafortune laisse écouler sa sensibilité et laisse jouer son imagination :
Ann al Lazil cheri
Lazilse peyi manman m
Sela timoun yo twoke rèv yo
Akdouvanjou
Pouyo ka pran lalin nan pyèj
La langue créole de Lafortune est un modèle de clarté et deprécision. Ici, pas de grandiloquence, ni d’exagération stylistique.L’authenticité est la première qualité du poète. Fred Edson Lafortune est sansdoute l’un des poètes d’expression créole les plus doués de sa génération.