Compte-rendu de lecture
« Récitd’une défaite et d’un démembrement
dela conscience »
ParYves Chemla
Avril 2010
Kettly Mars
Saisons sauvage
Paris, Mercure de France, 2010
Texte reproduit en octobre 2016 avec l’aimable autorisation del’auteur.
Ce que l’on a longtemps su dupouvoir de François Duvalier sur Haïti tenait à quelques stéréotypes, bien férocespour ceux qui les ont subis, et qui les subissent encore : un pays encoupe réglée et depuis dans la déconfiture, le peuple dans la misère, survivantmalgré les statistiques records du sous-développement, la violence à sonparoxysme, les tontons macoutes, et le fascisme tropical, la fuite des cerveauxcomme un sauve-qui-peut pour ceux qui ne sont pas morts ou disparus, lestransferts de richesses. La complaisance des puissances étrangères à l’égard durégime faisait figure de couvercle vissé sur une fosse septique, achevant enquelque sorte la stigmatisation. Les rares photos de l’époque, glanées çà oulà, montrent une population hâve, hébétée, aux regards démentifiés. Et ceux quiont vécu ce temps semblent souvent ne parvenir à en parler que par bribes. Laviolence exercée a fait longtemps fléchir la fiction, à de très raresexceptions près. Ce temps était irracontable. Quand, dans Amour, Colère, Folie,publié la première fois en 1968 à Paris, Marie Vieux Chauvet mettait enreprésentation la psychose duvaliériste, le livre rapidement disparut des rayons,tant il mettait en danger sa famille. Plus récemment, Marie-Célie Agnant araconté dans Un Alligator nommé Rosa,la rencontre improbable entre une victime et Rosa, une bourrelle en fin de viedans le sud de la France. « Chaque matin, explique Antoine, j’ouvre les yeux sur la même image, celle d’unemaison qui s’écroule, vision quotidienne, hallucinante, elle se dresse devantmoi, tandis que les cris et les hurlements m’assaillent ». Dans un post-criptumparticulièrement émouvant, Marie-Célie Agnant donnait mesure à son projet :« ce livre n’est qu’une fiction et aucune fiction ne peut prétendre donnerla mesure de l’horreur duvaliériste ».
Pourtant, avec le temps, etl’amplitude générationnelle qui a vu la poursuite des méthodes de gouvernement,la fiction parvient à prendre en charge ce qui paraissait innommable.Lentement, plusieurs auteurs démêlent les nœuds. Avec Saisons sauvages, Kettly Mars choisit de décadenasser l’intime,comme le reflet inquiet des consciences, et des inconsciences. Nirvah Leroy,l’épouse d’un prisonnier politique, intellectuel opposant déclaré au régime,entreprend des démarches pour avoir de ses nouvelles. Elle obtient une audienceauprès de Raoul Vincent, secrétaire d’État à la sécurité publique, chargé desbasses œuvres du régime. Ce dernier convoite, compulsivement, la jeune femme auteint clair, et va étendre son emprise sur elle et ses enfants. Elle devient lamaîtresse de l’homme aux mains couvertes de sang, et qui s’empare égalementphysiquement de la fille, Marie, et du fils, Nicolas. Ce sera la faille dupersonnage. Histoire atroce, mais dont on sait aussi qu’elle n’est pas une purefiction : il s’agit aussi d’un roman à clés. Il fait entrer le lecteur dans lesluttes de clans au sein du régime, et les conflits d’intérêt, montrant aussicombien le pouvoir a su jouer des miroirs aux alouettes, combien aussi, le jeupolitique était forcement truqué, mais toujours complexe. Dans le quatrièmevolume de sa monumentale histoire d’Haïti, mesurée à l’aune de la corruption,Leslie Jean-Robert Péan a longuement décrit et analysé les blessures et lesplaies ouvertes, laissées purulentes depuis cette période.
Ce qui est terrible dans ce romantient à l’analyse de l’engrenage qui broie les consciences et qui est menée parles personnages eux-mêmes, depuis leur première personne, particulièrement chezles deux femmes. Rien ne s’y déroule dans une atmosphère de fatalité :l’intériorité des personnages parvient au lecteur, par notations successives,rendant accessible une part du mal être de ce temps, qui est historicisé, etplus uniquement diabolisé. Il n’est pas une permanence de l’haïtianité, même sila représentation de soi s’inscrit dans une charge presque définitive :« une nation divisée, une histoire mal partie, le bien-être et lesprivilèges pour un petit nombre insolent et un héritage de mépris pour touteune majorité d’hommes et de femmes, depuis trop longtemps ». Dans un mêmeélan, le roman prend en charge depuis l’intériorité des personnages, l’histoirerécente d’Haïti, le désastre social, les errances politiques et leursconséquences perverses, la vie intime et sexuelle des personnages, le peu deconsidération qu’il est fait des femmes par les hommes, des démunis par les puissants.Pas de sermon explicatif, ni de tentative de justification de la terreur, maisla mise à nu de la fadeur qui gagne les êtres quand ils ne sont plus maîtres deleur destin, et que chaque mouvement physique est un pas dans la danse macabre :« Nous développons à notre insu un seuil de tolérance qui s’adapte auxétapes de notre descente aux enfers. L’enfer devient familier ». Très vitecette inquiétante familiarité a comme enveloppé l’intime : « maintenant,la peur couche dans mon lit, je la baise, lui donne du plaisir, je profite deses largesses », affirme Nirvah.
En même temps, le lecteur au faitde la littérature haïtienne relève des effets de citation, des rappelsimportants : la place de Jacques-Stephen Alexis dans les lettres, lecaractère dévastateur de la polémique de 1958 avec Depestre. Que Raoul Vincentsouffre d’épilepsie n’est pas sans rappeler tel personnage de Compère général Soleil. Quant àl’attirance sexuelle mutuelle de Nirvah et de Raoul, comme celle de Marie pourle même homme, amant désiré qui révèle leur sensualité muette à ces deux femmeset en même temps, homme sanguinaire et cultivé, et bête politique, c’est égalementun constat qu’avait mis en mots Marie Chauvet, dans Amour. Le motif, fondé sur la représentation de l’autre depuis sesphénotypes, hante les lettres haïtiennes depuis des temps lointains. Il trouvelà une expression qui se tient à l’écart de la véhémence et de la passion dansle ton de l’écriture. Presque incidemment, Kettly Mars recadre très clairementle fonds indistinct à partir duquel s’élaborent les imaginaires sociaux.
C’est le récit d’une défaite etd’un démembrement de la conscience que confie Kettly Mars, de la difficultéinsoutenable à pouvoir accomplir le pas de côté, quand tout a été programmépour le conformisme et le désenchantement. C’est aussi, ce désenchantement, lafin de l’amour de la terre, de sa poussière, et de la relation entre l’île, lesêtres vivants et les dieux. La déliaison atteint la capacité àtransmettre : le roman national héroïque est à peine évoqué, à travers lesouvenir du crime originel de Pont-Rouge ; la transmission des langues deculture – le latin, le grec – est pervertie ; les bibliothèques et les journauxintimes sont livrés à l’auto-da-fé. Une certaine Haïti disparaît, qui ne seraplus transmise : « Je ne ressens aucun regret à quitter mon pays. Lanostalgie, le spleen, Haïti chérie, tous ces états d’âmes de poètes exilés meparaissent ridiculement lyriques en ce moment. Je bénis le bras del’exil ». Dans cette écriture de la clarté obscure des consciences où elleexcelle depuis L’Heure hybride et Fado, Kettly Mars défait avec beaucoupde maîtrise ces clichés qui constituent l’écran contre lequel se heurte laraison quand elle cherche paresseusement à comprendre. Il lui faut aussitrouver des arrangements avec la folle du logis, ou bien plutôt, comme lerappelle le roman, avec l’attention au pressentiment, et à l’écoute del’intuition, manifestée par le personnage de la voisine de Nirvah, la mamboSolange, bouzende son état, et qui le revendique. C’est cette imagination qui permet justementde dépasser le plat de la représentation, conférant à chaque personnage cetteépaisseur qui donne tant de relief à leurs défaillances.
[Article mis en ligne sur le sitede la revue Cultures Sud en avril2010, sous le titre « Kettly MarsSaisons sauvages » ; le site de Cultures Sud n’est plus accessible sur Internet.]
Notes
[1] Léchelle, 2007, 383 p.
Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2007, 239 p.
Haïti, économie politique de lacorruption : l’ensauvagement macoute et ses conséquences, 1957-1990, Paris,Maisonneuve et Larose, 2007, 812 p.
Prostituée.