LA GRANDE FAUCHEUSE DES FLEURS
Compte-rendu de lecture
Par Junia Barreau
28 novembre 2014
Anthony Phelps. Des fleurs pour les héros.Paris : Le Temps des cerises
Collection Roman des libertés, 2013, 217 pages.
« Des fleurs pour les héros »d’Anthony Phelps, sur un air autobiographique, campe le quotidien de jeunes gens résistants, d’apparenceordinaire, dont les rêves naissant dans une pépinière à Port-au-Prince, la « Couveuse », dépassent la cime denos palmiers. Le roman réédité en 2013, paru pour la première fois en 1973 sousle titre « Moins l’Infini », s’ouvre avec une magistrale introductiond’un fin connaisseur de l’histoire et de la littérature haïtiennes, le critique français d’origine tunisienne, Yves Chemla. On peut le lire comme uneautobiographie de l’auteur qui a lui-même fondé un groupe littéraire (Haïti littéraire), et a dû résister contre un de ces nombreux trous noirs quiabsorbent la lumière dans notre univers. Même si l’auteur laisse entier lesuspense sur la véritable identité des principaux acteurs qui, nous dit-il, s’inspirentde la fusion de figures réelles. Plusieurs générations de femmes et d’hommes sereconnaîtront dans ces personnages, ceux dont l’amour pour la patrie a creusé leurtombe, ou laissé sans tombe; ceux qui ont dû changer de rêve ou l’adapter àd’autres cieux; ceux qui, la mort dans l’âme, comme des spectateurs contraints,doivent assister à l’exécution de leur rêve; et ceux-là qui, malgré les pluiesde sang et les mirages fumeux, arrivent encore à apercevoir l’étoile des joursmeilleurs dans les cieux poussiéreux.
Le romantémoigne à la fois de l’organisation clandestine d’une cellule politique armée duPEP (Parti d’Entente Populaire) et duréel propre à cette contrée qui se délite. Ainsi, tous les petits monstres quicolonisaient l’imaginaire collectif prirent chair et os; les mauvais esprits enritournelle habitaient ces humanoïdes; et la mort avait fait d’Haïti sadestination touristique de prédilection. La difficulté de mener une véritableoffensive armée qui viendrait rapidement mettre un point final au règne dunéant alourdit la tragédie qui n’en finissait point.
Photo prise durant la dictature des Duvalier, collection Archives du CIDIHCA
On retrouvedans le roman de Phelps la plupart des thématiques servant à dépeindre le réeldramatique haïtien sous la dictature des Duvalier : dégradation sociale, inversiondes valeurs, prédation, peur, répression féroce, désarroi, échec, folie, exilet surtout une résistance profonde agrémentée d’une histoire d’amour idyllique.« Des fleurs pour les héros » prend ses distances avecplusieurs grands romans haïtiens puisque le décor offert ne correspond en rienau dénuement total et à la misère infra-humaine imposés, de plus en plus, auxpersonnages et censés reproduire une certaine idée de la réalité haïtienne, obéissantainsi à un sensationnalisme commercial ou à un voyeurisme malsain.
D’un tongrave et profond, Anthony Phelps s’est préservé de tout excès. Même l’humour ya trouvé une place. Et les scènes de torture que l’on imagine insoutenablessont livrées avec retenue, comme si l’auteur cherchait à garder intact l’espritdes victimes. Sauf quand ces barbares officiers-macoutes tuent l’amour. Ilstuent la raison de lutter. Alors l’esprit se détourne. Le roman aligne unehabile superposition entre la dureté des actions à mener et la quiétude duregard amoureux de deux des protagonistes, Marco et Paula. L’insouciance desamoureux contraste avec le climat violent d’état de siège décrété par l’« À-Vie » dans le pays. Amour et engagement s’entremêlent; la luttequi naît de l’amour et la lutte qui se confond avec l’amour. Les chevalierscombattants de cette cellule armée, étudiants, diplômés, travailleurs,entrepreneurs, écrivains, se sont donné pour mission d’être le gardien du sensdes mots. Ces mots que l’on utilise pour crier nos valeurs humanistes,solidaires, citoyennes, patriotiques et profondément humaines. Ces mots qu’ilfallait protéger de l’autre camp qui ne cherchait qu’à les dissoudre pour nereformer qu’un seul mot, la bêtise. Ces mots chantés avec justesse par lesarmes qui avaient également le pouvoir de faire exploser la bêtise et latransformer en pluie de perles et de pétales.
Et puis, ily eut l’exil qui déconstruit tout. La « maladiede la fuite » qui s’est répandue à travers le pays. L’ambigüité dessentiments de part et d’autre face au départ d’un camarade. Une ambiguïté quicaractérise encore aujourd’hui les relations du pays intérieur avec le paysextérieur, sa diaspora. D’un côté, et en alternance, un sentiment d’abandonsuivi du pardon, puisqu’on ne peut pas en vouloir trop à celui qui ne cherchequ’à rester en vie, mais en même temps il y en a qui n’ont pas fui qui sontrestés affronter le visiteur indésirable. Puis de l’autre, quelque part de lahonte de n’avoir pu atteindre l’ultime objectif, de la culpabilité envers ceuxqui s’enracinent, décuplant parallèlement la volonté de continuer la lutte horsl’Alma mater.
L’exil donnel’occasion à l’auteur de prendre une belle revanche; en quelques pagesseulement le but ultime fut accompli, obsession de tous les combattants dechair et d’esprit (p. 44-48). Ou encore, quand l’auteur crache tout son méprisdans un « dialogue des orteils », une scène surréaliste à souhait. Tousceux familiers de la culture populaire haïtienne savent combien la violente expression »gros orteil » charrie d’insultes et comment celui qui la reçoit doitse sentir vexé. Les tontons macoutes deviennent sous la plume d’Anthony Phelpsdes « gros, moyens et petits orteils » selon leur place dans la chaînede vilénie.
Défilé de tontons-macoutes aux Cayes, collection Archives du CIDIHCA
Le roman seveut un hommage à ces jeunes dont l’existence fut broyée par la machineduvaliériste. Anthony Phelps, deux fois plutôt qu’une, n’a pas voulu que lebrouillard étau de la mémoire collective haïtienne finisse par oblitérertotalement le précieux souvenir des résistants, ceux qui ont essayé et ceux quiont péri à la recherche de cette étoile du bien-être collectif. Alors il achargé le Père Émile de cette noble tâche de leur apporter des fleurs.
«Desbégonias, des hibiscus, des roses, des jasmins de nuit, des lauriers, desbranches de buis et surtout, des fleurs soleil. Le Père Émile apportait destonnes de fleurs sur les tombes sans croix ni dalles de marbre, les tombes quise trouvent partout, dans toutes les villes du pays, à tous les coins de rues,dans toutes les maisons, sur toutes les routes, car il n’y a pas une parcellede cette terre qui n’ait reçu son quota de sang. » (p. 65)
Des fleurstapissées sur tout Haïti comme pour masquer ces filets serpentins de sang, maissurtout pour rassurer les victimes, les héros, que nous ne les avons pasoubliés, nous ne baisserons pas les bras, nous ne renoncerons jamais à leurrêve d’une société qui éclaire de sa lumière, la même qui a jailli et baigné lemonde un 1er janvier 1804.
Résolumentancré dans l’actualité, Anthony Phelps interpelle la mémoire collective friablede la société haïtienne. Au moment même où un courant anti-oubli refait surfaceen Haïti -puisse-t-il retrouver le lit ensablé de notre mémoire-, au moment oùl’université s’engage aux côtés d’autres acteurs de la société civile à déterminerles multiples apparences du visage intimidant de l’impunité. Au moment où la grande faucheuse, des viescomme des fleurs, circule librement dans tous les milieux sociaux cherchant àréimposer la peur et le silence complice. Au moment où certains cherchent àtravestir les instants cruciaux de notre existence de peuple.
En ce moisde novembre, où il est question de héros, de souvenir, de devoir de mémoire àl’échelle planétaire, particulièrement en Occident qui ne cesse de glorifier « sesmorts pour la patrie », il est indispensable de nous rappeler les nôtres. Ilest à noter que l’Occident vénère tous ses héros, même ceux qui traînent unpassé esclavagiste et très peu exemplaire. Les héros, quoique très humains, permettent à une société de faire vivreun idéal et de promouvoir les valeurs saines, celles qui doivent inspirer etrendre meilleures les générations futures, sans tomber dans la surenchèremédiatique. Leurs prouesses viennent polir nos imperfections communes.
Sur un autreregistre, « Des fleurs pour les héros » permet de répondre auxnombreux jeunes qui s’interrogent sur le déroulement de la vie quotidienne enHaïti durant la dictature. Qu’est-ce qui se passait dans la tête des gens ? Queressentaient-ils ? À quoi ressemblait une journée ordinaire au travail, dans larue, dans le quartier ? Mais peut-on vraiment se mettre à la place de quelqu’unqui voit disparaître l’un après l’autre tous ceux qu’il aimait ou connaissait ?En tant que peuple nous avons vécu intensément le choc des disparitionsmassives au tremblement de terre, imaginons ces 35 secondes catastrophiques du12 janvier 2010 au ralenti, en intermittence avec des « joursnormaux », s’étirer sur 35 années. Comment était la vie quand personne nesavait à qui serait le tour le lendemain ?
Une scène enparticulier qu’on pourrait systématiser à l’échelle du territoire, celle du »tap-tap » (p. 51-58), donneun aperçu du climat social dénaturé que beaucoup de témoins décrivent dansd’autres circonstances. Dans cette scène, une phrase que l’on entend dans savariante encore aujourd’hui, capte toute l’attention : « Moi, je suis une mère de famille honnête. Jen’ai jamais fait de politique ». Cette terrible phrase qui suggèrequ’un bon citoyen/ une bonne citoyenne ne se mêle pas de politique, que ceux quiosent s’intéresser aux choses publiques de leur pays méritent bien le sort ducondamné. Elle justifie que les affaires de la cité soient désertées par leshonnêtes gens. Cette perversion du concept citoyen nous est laissée en héritagetelle une marque indélébile de la résignation. D’une parade de défense, moyende survie non-garantie, elle s’embranche au canal de la démission citoyenne. Deplus en plus de voix s’élèvent pour la redéfinition de la citoyenneté haïtienne,attelée à une nouvelle éducation citoyenne, afin qu’on redécouvre le vrai sensdu bon citoyen. Sachant que l’édification citoyenne repose sur deux piliers,droits et devoirs; et qu’il n’est aucunement possible d’être pleinement citoyenen abdiquant ses droits civils et politiques.
Sans défaitisme,dans cet ouvrage aux allures testamentaires, le poète n’abandonne pas sa foi enune nouvelle société. C’est encore àPère Émile qu’il confie le message d’espoir : le temps de bâtir l’avenir d’Haïtia sonné. Également celui d’apporter les fleurs aux nombreux camarades perdus enroute. Le temps est long pour passer de Moinsl’Infini à plus l’infini, et sur le parcours, pour ne pas défaillir, ilfaut parmi nous des « veilleurs« , »des héros vivants » commele dit l’auteur dans son monumental « Mon pays que voici » que lajeunesse de notre pays devrait écouter à l’aube du centenaire du débarquementdes premières bottes états-unisiennes en Haïti en 1915. L’occupation américainea laissé son quota de « morts pour la patrie », de résistants contrel’envahisseur porteur de cinquante-et-une étoiles. Eux aussi méritent toutenotre reconnaissance.
Première publication : Le Nouvelliste,Port-au-Prince, le 26 novembre 2014.