Claire of the Sea Light, par Edwidge Danticat, New York, Alfred A. Knopf 2013, p. 256 LA VIE, L’AMOUR, LA MORT Par Hugues Saint-Fort New York, le 24 juillet 2013 Il y a quelque chose dans la structure narrative de Claire of the Sea Light, le dernier récit d’Edwidge Danticat, –le livre sortira en librairie dans deux semaines, le 27 août 2013– qui rappelle celle d’un autre texte de fiction de cet auteur : The Dew Breaker (2004), traduit en français sous le titre, Le Briseur de rosée, Paris, Grasset 2005. En effet, dans chacun de ces deux récits, l’histoire qui est racontée au début–ainsi que, dans une certaine mesure, les principaux personnages qui traversent ces récits de fiction, dans le cas de Claire of The Sea Light, Nozias Faustin, sa fille Claire Limyè Lanmè Faustin, Madame Gaëlle, Max Ardin Père, son fils Max Ardin Junior, Albert Vincent…–trouve un dénouement ou est élucidée à la fin du texte. Rien d’anormal à cela puisque c’est le propre de tout dénouement d’apporter un terme, une conclusion à une intrigue narrative. Ce qui est particulier à ces deux récits cependant, c’est que durant la succession d’événements qui devrait constituer le récit lui-même, l’arc dramatique est brisé. En effet, on ne retrouve pas la traditionnelle structure dramatique qui caractérise les récits en général, c’est-à-dire la présentation de l’histoire ou du conflit, la montée de ce conflit, le point culminant qu’il atteint et finalement son dénouement.
C’est que Danticat préfère organiser son récit d’une manière tout à fait différente : la romancière présente une succession de courtes histoires entre lesquelles il semblerait qu’il n’y ait pas de liens car elles pourraient se suffire à elles-mêmes. D’abord, c’est le récit central qui donne au livre son titre Claire of the Sea Light et qui raconte les angoisses d’une petite fille sur le point d’être « donnée » en tant que « restavèk » à une personne aisée de la ville. C’est le père de la petite fille nommée Claire Limyè Lanmè Faustin, qui veut se « débarrasser » d’elle afin qu’elle puisse jouir d’une vie meilleure, comme il le pense. Il s’appelle Nozias Faustin, c’est un pauvre pêcheur qui a du mal à joindre les deux bouts. Pour lui, il n’y a pas de meilleur choix que la commerçante locale, Madame Gaëlle, femme aisée qui a eu le malheur d’avoir perdu sa fille Rose dans un accident de la circulation. Nozias adore sa petite Claire qui ne veut pas aller vivre avec Madame Gaëlle. Celle-ci hésite constamment entre le souvenir de sa fille décédée quelques années plus tôt et l’adoption de Claire Limyè Lanmè. À côté de ce récit central, il y a plusieurs autres, sept au total, dont The Frogs, récit qui, apparemment ne possède rien en commun avec le précédent et qui décrit une invasion de grenouilles dans la ville du nom de Ville Rose submergée par une chaleur suffocante qui fait exploser ces grenouilles ; Ghosts, fascinant portrait de gangs qui mettent la petite ville Cité Pendue, à feu et à sang en même temps qu’il décrit les violences des unités des Forces Spéciales ; Home, où la romancière raconte les mésaventures de Max Ardin fils revenu à Ville Rose après un séjour de dix ans en Floride ; Starfish, petite histoire qui se suffit à elle-même d’une célèbre chroniqueuse de radio, Louise George, qui se fait maitresse d’école pour rendre service à Max Ardin père, le directeur de l’école, mais se fait attaquer par la mère d’un élève…Ces récits anecdotiques semblent n’avoir aucun lien direct avec le récit central de Claire of the Sea Light mais ce n’est qu’une illusion. En réalité, tous les personnages sont, d’une certaine manière, reliés les uns aux autres, que ce soit les pêcheurs, dont Caleb, le bon ami de Nozias Faustin, le père de Claire Limyè Lanmè Faustin, plaque tournante du récit ; Madame Gaëlle, autre personnage clé du livre, dont l’amitié pour Claire Narcis, mère de Claire Limyè Lanmè, dépasse les clivages de classe si évidents dans cette petite ville de province. Quand Claire Narcis meurt en mettant au monde Claire Limyè Lanmè, Madame Gaëlle n’hésite pas à allaiter elle-même la petite, malgré l’immensité du monde social qui sépare les deux femmes ; même Max Ardin père, malgré son caractère difficile, est connecté à Ville Pendue grâce à l’école qu’il dirige d’une main de fer. Faut-il lire le titre de la dernière partie du récit Claire de Lune comme un écho se balançant à mi-chemin du rêve et de la réalité ou un jeu de mots subtil entre le nom de la petite héroïne Claire of the Sea Light, et ce qu’elle est devenue à la fin de l’histoire, un/une Claire de Lune ? Cette dernière partie est fascinante. On ne sait pas exactement si Claire est en train de rêver ou si elle renvoie une réalité. Sa mère qu’elle n’a jamais connue apparait face à elle, elle revoit les circonstances de sa naissance des mains d’une sage-femme, ses premières années, ses jeux avec les petites filles de son âge, et les tristes chansons qu’elle chantait durant ses « wonn » (ronde d’enfants). Dans ce livre, Danticat revient sur sa fascination pour les mythes et les mystères du capital folklorique haïtien. Les récits qui constituent l’ensemble du texte sont traités avec un luxe de détails qui, à travers des descriptions minutieuses, laissent le lecteur étourdi. L’auteur mêle à la clarté et l’élégante simplicité de sa prose de brèves interférences de sa première langue, le kreyòl, qui semble réclamer son droit d’existence. Chez Edwidge Danticat, le code-switching est élevé à la hauteur d’un art. Dans Claire of the Sea Light, Danticat fait côtoyer la vie et la mort à travers les personnages du récit central, c’est-à-dire Nozias Faustin dont le métier précaire de pêcheur le place à proximité de ces deux instances suprêmes, et sa femme chérie, Claire Narcis, dont le métier d’embaumeuse dans un salon funéraire de Ville Rose la met en contact quotidien avec la mort. Quelque part dans le récit, la voix narrative propose la réflexion suivante: « How does life itself, as much as you must want it in your body, not feel futile when you have seen so many dead? » (Comment la vie elle-même, autant que vous la désirez en vous, ne se sent pas futile quand vous côtoyez tant de morts?) [ma traduction]. Quant à l’amour, il ne parvient jamais à s’imposer et laisser le couple profiter de ses avances. Nozias et Claire Narcis s’aiment mais la jeune femme meurt en mettant au monde le produit de ses amours avec Nozias ; Madame Gaëlle perd et son mari et sa fille chéris dans des circonstances terribles; Max Ardin fils n’arrive pas à trouver l’amour qu’il recherche désespérément, cherche à se noyer et est sauvé in extremis par Nozias et Madame Gaëlle. Le livre s’ouvre avec la mort du pêcheur Caleb emporté lui et son bateau Fifine par une vague géante et se termine par une semi-rédemption… Claire of the Sea Light occupe une place à part parmi les textes de fiction de Danticat. La romancière entreprend dans ce livre la description d’une petite communauté haïtienne de l’intérieur où, malgré les conflits de classe et l’exclusion sociale, les individus sont interconnectés et ne peuvent se passer les uns des autres. La diaspora dont la présence et les difficultés existentielles comptent tellement dans les textes de fiction de Danticat reste ici généralement à l’écart et semble être dépassée par le cours des événements. Livre simple mais inoubliable, Claire of the Sea Light ouvre peut-être une nouvelle trajectoire dans la carrière littéraire de Danticat.
Dernier appel, par Jean-Marie Bourjolly, Montréal Éditions du CIDIHCA,
Les je de la mémoire
par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, 14 mai 2004
Note : première publication de ce texte daté de 2004 : sur le site Île en île, en 2012
Avec Dernier appel(éditions duCIDIHCA, Montréal, 2004), dont lelancement montréalais vient d’avoir lieu …dans une école de Tango – commepour souligner la plasticité aérienne d’une œuvre de mémoire –, Jean-MarieBourjolly entre en littérature par la grande porte du roman.
Dernier appelse litd’une seule gorgée. Très précisément du Premier appel au dernier qui,lui, prend appui sur l’exit, le départ-délivrance. Maîtrisantmanifestement le tissage d’une œuvre forte et cadencée, l’auteur articule sonroman autour de trois temps forts – les trois « appels » àl’embarquement familiers aux aéroports. Ainsi, c’est dans l’enceinte del’aéroport de Fort-Royal, métaphore historicisée de Port-au-Prince, quecommence le roman, sorte de descente aux enfers de Didier, jeune candidat audépart définitif de son pays natal.
La scène du Premierappel(l’espace mental de l’embarquement à l’aéroport) estémouvante de densité. Maniant à dessein les registres de la tension narrative,l’auteur nous plonge dans le désarroi propre aux types de départs-fuitecourants dans l’Haïti des Duvalier : « Je pars parce qu’il le faut.Tout simplement. Je pars parce que je mourrais autrement » (35). Mais le premierappel fait davantage : il introduit la mémoire de Didier, jeunepersonnage central, au titre d’un puissant personnage romanesque. Car c’estDidier qui raconte et se raconte, même à travers le je-il de narration.Sous cet angle, on lira donc Dernier appelcomme unroman d’apprentissage.
Apprentissage etmémoire-témoignage. On saura gré au romancier de nous avoir épargné la dériveverbeuse d’une certaine littérature-pompier ainsi faite dès lors qu’il s’agitd’Haiti et des Duvalier. A contrario, Dernier appelnousen fait toucher du doigt le burlesque et l’absurde, souvent mortifères, àtravers les aléas du cheminement, du mode de vie d’un jeune vers l’Exit,sa sortie-abandon de la terre natale. Premières amours ; rapports tendusavec une mère monoparentale dévoreuse et sur-protectrice ; rapports demarronnage avec les représentants du pouvoir civil et intellectuel ;fugues et quatre cents coups avec les copains, Dernier appelest aussi un roman d’apprentissage toutcourt de la vie dans un milieu hostile, sous une dictature qui tue hommes etidées. Tout y passe donc : la fréquentation des bordels signant l’entrée,pour nombre de jeunes, dans la vie adulte, le surréalisme éthéré de la fonctionpublique, la solidarité des plus pauvres, le système scolaire clownesque, laparasitose sociale, etc.
En se racontant de lasorte, la mémoire de Didier, comme irriguée par les trois appels, draineen surface toutes les autres mémoires du roman. Elle draine ainsi des mémoiresséquentielles à l’œuvre dans chacun des appels : mémoire desclasses primaires et secondaires, de déménagements, mémoire de fonctionnairestordus et autres requins duvaliéristes, de la vie des jeunes des quartiersaujourd’hui appelés populaires, etc. Ce sont bien les je de la mémoirequi nous introduisent tant à la description physique des lieux (un collège, parexemple) qu’à celle des autres personnages du roman, à commencer par MmeDelerme, mère de Didier; ce sont eux qui empruntent la voix du narrateur pourdire leur propre histoire. Même à travers le fulgurant deuxième appel (77et suiv.).
Celui-ci se distinguedes autres appels par sa brièveté. Mais s’il est bref, le deuxièmeappel ne manque pourtant pas d’étaler son objet à travers le monologue deDidier : l’introspection, qui fixe les limites critiques de sa conditionde jeune, pauvre, affrontant et subissant tout à la fois son destin. Sous cetangle, on notera que la brièveté même du Deuxième appel semble procéderd’une efficace stratégie narrative chez l’auteur : elle dit l’instant oùse déroule l’action, l’instance, brève, d’étalement du roman tout entierarc-bouté autour du projet et de la matérialité du départ de Didier. C’est doncporteur de passerelles entre les différentes séquences du roman que lenarrateur ramène la dimension temporelle du roman : « La présence deDidier à l’aéroport international Derval Villiers en ce matin de septembre,attendant fébrilement que l’on décidât de son sort, était due à uneconversation avec le professeur Richard, qui s’était amorcée par le plus purdes hasards » (214).
Dernier appelesttraversé à pas sûrs par le bilinguisme français-créole. À la douteuse stratégienarrative consistant à persiller le roman d’une abondante faune de motscréoles, l’auteur a préféré, avec bonheur, l’activité traduisante. Elleconsiste à coller à la prosodie créole, à « traduire » un proverbe,un énoncé, une maxime, en français pour les donner à comprendre dans leur environnementcontextuel. Donc pas de notes explicatives en bas de page ni de lexique en finde volume. Ainsi : « Gros vent, petite pluie » (117) ;« Veiller sur ses os » ; « marcher avec son cercueil sousles bras » ; « que le maître du corps veille sur soncorps » ; « ceux qui ont les jambes courtes s’enfuient lespremiers » (240).
De manière générale,l’auteur de Dernier appelmaîtrise bien son « discours »narratif. L’élégance d’un style incisif, ponctué à dessein d’un humour fin etdiscret, contribue à la …prégnance d’un roman qui se lit avec bonheur. Lelecteur prend congé de Dernier appel avec un vœu secretrétrospectif : il aurait aimé avoir écrit ce roman…
Quel hommage àl’auteur et à la littérature !