L’École fondamentale de 1982 à nos jours –
A-t-elle rempli samission ?
Par Fortenel Thélusma
Port-au-Prince, juillet2017
L’auteur – Fortenel Thélusma est linguiste et didacticien du français langue étrangère (FLE). Professeur des universités, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment de : L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions, C3 Éditions, 2016, et Éléments didactiques du créole et du français : le cas de la prédication nominale, des verbes pronominaux et du conditionnel, Éditions des Antilles, 2009.
Bref état des lieux de lasituation de l’enseignement en Haïti avant 1982
Partout dans le monde civilisé, les responsables d’Etat,soucieux du développement de leur pays et du bien-être de leur peuple,accordent une place de choix à l’éducation en général, à l’enseignement enparticulier. Autrefois, on disait que notre « système éducatif »fonctionnait à double vitesse. Bien malin aujourd’hui celui qui préciserait àcombien de vitesses il évolue tant les disparités entre les institutionsscolaires sont énormes et criantes, à l’image des couches sociales du pays,diraient certains. Difficile, par exemple, d’indiquer le nombre de jours declasse de certaines écoles publiques par an. Elles sont fermées deux ou troisjours avant et après la tenue de telles élections quand elles ont été choisiescomme bureaux de vote, avant et après la tenue de tels examens officielslorsqu’elles ont été retenues comme sièges pour les bacs permanents. Sans oublier le nombre de jours decongé ou de vacances observés en plus à la reprise des cours, en septembre, àNoël, à Pâques, etc. ; tout cela, sans qu’aucune conscience ne soitrévoltée. De plus, alors que les mots changement,réforme sont galvaudés, l’Écolefondamentale ne s’est jamais mise en place convenablement voire définitivement,et les conséquences sur les autres niveaux d’enseignement ne devraient échapperà aucun observateur avisé. Par ailleurs, on le comprend aisément, quand lesystème éducatif d’un pays est désuet et que par ricochet la population est mal éduquée, aucunchangement socio-économique n’est possible. Or, Haïti hérite d’un systèmed’enseignement traditionnel centré sur le maître, détenteur d’un savoir qu’il transmet à l’élève contraint de toutmémoriser. Déjà, à la fin des années 70, le constat sur la situation del’enseignement en Haïti était des plus alarmants. Ainsi, le 23 avril 1979, leSecrétaire d’État à l’éducation nationale, M. Joseph C. Bernard avait observéles faits suivants :
« Notre systèmeéducatif, dans sa globalité, n’est nullement adapté et ne nous permet pas derésoudre nos problèmes de développement. Elitiste et négligeant de ce fait lesdifférences individuelles, il ne profite qu’à une minorité qui, trop souvent,hélas, abandonne le pays. […]. Les opérations entreprises ne sont ni évaluéesni contrôlées avant d’en décider de nouvelles. Nos superviseurs à tous lesniveaux ne sont pas formés. Il n’existe pas de laboratoires dans les écolespour susciter, développer le goût de la recherche et de l’observation chez lesélèves. Elèves et étudiants ne sont nullement entraînés à réfléchir, àobserver, d’où une mémorisation à outrance des éléments véhiculés dans lesystème. […] » (La réforme éducative/ Éléments d’information, 1979).
Aujourd’hui, où enest-on ? Avons-nous laissé totalement ce tableau sombre derrière nous,sachant qu’une réforme éducative amorcée en 1979 a été mise en place à partird’octobre 1982, avec notamment la création de l’Ecole Fondamentale ? Pourtenter de répondre à cette question cruciale, j’étudierai le contexte de lanaissance de la réforme, la mission de l’Ecole fondamentale selon cetteréforme, l’apport du Plan national d’éducation et de formation ; après uneinterrogation sur l’accomplissement de la mission de l’Ecole fondamentale 35ans après sa création, je terminerai par quelques propositions.
Naissance de la réforme Joseph C. Bernard
La réforme qui porte le nom deson initiateur, Joseph C. Bernard, a pris naissance dans un contexte où onconstatait une disparité énorme entre les écoles urbaines et les écolesrurales, un taux de déperdition scolaire alarmant et des cas de redoublementsinquiétants. Les conséquences de cet état de fait sont nombreuses. Par exemple,l’incapacité de boucler un cycle d’études complet, la régression rapide àl’analphabétisme quand les abandons survenaient à la fin des deux premièresannées de classe. D’autre part, sur le plan didactique, les programmes étaientprésentés sous forme de contenus de manière linéaire, sans objectifs précis,sans orientation méthodologique cohérente, le tout basé sur l’autoritarisme dumaître, la passivité de l’élève contraint au psittacisme. Il faut noterégalement, sur le plan linguistique, les problèmes cruciaux de communicationentre les enfants créolophones unilingues devant faire face au français, langued’enseignement et d’apprentissage dès la première année de classe, sans oublierla carence de professeurs qualifiés, de locaux scolaires répondant aux normespédagogiques. Dans ces conditions, une réforme éducative était nécessaire et l’Ecolefondamentale allait être créée.
Objectifs etmission assignés à l’enseignement fondamental
Cette réforme visait, entre autres objectifs, à scolarisertous les enfants d’âge scolaire à l’approche de l’an 2000 dans la perspectivede l’éradication de l’analphabétisme dans le pays. Et la mise en œuvre del’Ecole fondamentale était fondée sur des mesures pédagogiques nouvelles,telles :
a) la refonte des programmes
b) l’utilisation de nouvellesméthodes
c) l’introduction de lapromotion automatique à deux niveaux : de la première à la deuxième AF etde la troisième à la quatrième AF.
d) le renforcement del’inspection scolaire
But et caractéristiques de l’École fondamentale
Selon le vœu de la RéformeBernard, l’École fondamentale devrait remplacer l’école primaire et les quatrepremières années des lycées et collèges qui ne compteraient désormais que lesclasses de Seconde, Rétho et Terminale une fois la Réforme éducative complétée.Sa mission essentielle visait la promotion d’une formation générale de dix ansconsistant à conduire le plus d’enfants possible aux connaissances ettechniques indispensables au processus leur permettant d’atteindre lesétablissements de niveau secondaire ou leur admission à une institution deproduction.
L’École fondamentale dans saconception initiale présentait les caractéristiques d’une vision démocratique globaleprojetée sur l’homme haïtien en tant qu’acteur social, économique. Entémoignent les possibilités offertes par les programmes d’un cycle àl’autre : développement suivant un tronc commun de formation de base pourtous les apprenants (homogénéité),options offertes au terme des différents cycles vers des formations préprofessionnellesou professionnelles et réinsertion possible au début de ces mêmes cycles (flexibilité), formation de base minimumgarantie au plus grand nombre d’élèves possible selon un système de promotionsouple (rentabilité).
Promotion et évaluation au 1ercycle (4 ans)
L’Ecole fondamentale entendaitgommer l’analphabétisme. C’est pourquoi au premier cycle, il ne devrait pas yavoir de déperdition, avec cette garantie aussi qu’au terme de la quatrièmeannée l’enfant était alphabétisé. Ainsi tous les enfants entrant en 1èreannée devraient pouvoir achever la quatrième annéeaprès quatre ans ou six au maximum (en cas de redoublement). En fait, lesobjectifs d’enseignement-apprentissage devraient être atteints tous les deuxans, selon les prévisions (fin de 2ème et fin de 4èmeannée), l’enseignant gardant les mêmes enfants durant cette période. De même,étaient autorisés les passages automatiques de la 1ère à la 2èmeannée d’une part, de la 3ème à la 4ème année d’autre part.Au terme de la quatrième année, une évaluation déciderait de l’admission del’élève en 5ème AF ou de son redoublement. Seuls les enfants dontl’évaluation continuerait d’être négative après six ans de scolarité au 1ercycle et ayant plus de 15 ans feraient exception à cette règle et, parconséquent, seraient habilités à recevoir une formation pratique pour adolescents d’âge avancé.
Promotion etévaluation au 2ème cycle
Le 2ème cycleétait prévu en principe sur trois ans, de la 5ème à la 7èmeAF mais pourrait s’étendre jusqu’à six ans. Les éléments de contenuss’échelonneraient sur trois trimestres régulièrement d’année en année. Suivantdes objectifs intermédiaires à chaque classe, au terme de chaque année, les résultats d’une évaluation détermineraient lesconditions de promotion de l’apprenant dans la classe suivante. Sachant quetous les enfants ne peuvent pas progresser au même rythme, de surcroît, peuventéprouver des difficultés d’adaptation et d’apprentissage, ceux qui sontincapables de maîtriser les objectifs principaux du second cycle devraient êtreorientés vers l’éducation non formelle (plus de 18 ans après redoublement en 5èmeannée, plus de 19 ans en 6ème après redoublement, plus de 20 ans en7ème après redoublement). Une attestation couronnerait les sept annéesdes enfants qui auraient complété le 2ème cycle de l’Ecole fondamentale avec succès.
Le troisième cycle : orientation scolaire et promotion
L’une des nouveautésmajeures de l’École fondamentale c’était l’ouverture vers des filièresdifférentes afin d’accorder les mêmes chances à tous. En effet, au terme du second cycle, les apprenants ayant atteint les objectifs prévusauraient le choix entre le 3ème cycle d‘enseignement général ou le 3ème cycle d’enseignement technique etprofessionnel. Une Commission d’Orientation devrait les guider en fonction deleurs aptitudes et du profil des programmesd’enseignement. La promotion scolaire au 3ème cycle, suivant laréforme, se réaliserait en fonction de l’évaluation à la fin de chaque annéescolaire et le passage en classe supérieure après un redoublement éventuel. Enoutre, à l’issue du 3ème cycle, le Diplôme d’Etudes Fondamentales(D.E.F), option classique ou option professionnelle serait livré à ceux l’ayantbouclé avec succès. Ce diplôme les orienterait, sous le guidage d’une deuxièmecommission, vers les établissements de niveau secondaire (Ecoles normales,Lycées et Collèges, Ecoles professionnelles du 2ème degré).
Les avantages de l’enseignement fondamental
Contrairement à l’enseignementprimaire, l’Enseignement fondamental, suivant les prescrits de la réforme,offre un seul type d’enseignement général pour tous, ne faisant plus dedifférence entre un enseignement primaire et un enseignement secondaire durantses trois cycles. Il présente de nombreux avantages dont les suivants :
– la démocratisation del’enseignement fondamental, en ce sens qu’il dote la population scolarisable d’un tronc commun de connaissanceset de compétences ;
– le renforcement deconnaissances générales par l’augmentation de savoirs et de compétencesnécessaires dans la vie contemporaine pour le développementsocio-économique ;
– l’offre d’une formationprofessionnelle de niveaux différents et une mobilité professionnelle selon lesexigences de l’emploi et le développement rapide des techniques ;
– l’utilisation de méthodespédagogiques souples, le rapprochement de l’école avec l’expérienceextra-scolaire et l’environnement social, culturel, économique de l’enfant etde l’adolescent.
Les buts del’Enseignement fondamental peuvent ainsi se résumer :
– permettre à chacun d’être uncitoyen productif qui puisse participer activement à la vie sociale etéconomique en prenant un emploi ;
– entreprendre des études deniveau secondaire ou permettant d’acquérir des compétences professionnelles ;
– poursuivre son éducationtout au long de son existence, développer ses possibilités créatrices et sonesprit critique au progrès social, pour lui-même, sa famille et la communauténationale.
Les grandes orientations pédagogiques
Les programmes rénovés de l’enseignement fondamentalvisaient :
– la centration surl’apprenant, en recourant à une méthode active évitant la mémorisation àoutrance, les interventions magistrales incessantes et donc en plaçantl’apprenant au centre de son apprentissage.
– des activitésd’apprentissage transférables sur le terrain de la pratique
– le développement de lacréativité, l’initiative, l’imagination, l’adaptabilité au service del’évolution de l’apprenant et de sa communauté.
Les grandesinnovations dans l’enseignement fondamental
Dans le cadre de latransformation de l’enseignement primaire, de grandes innovations ont étéapportées. En voici quelques-unes :
a) la définition d’objectifspour l’enseignement fondamental et pour ses différents cycles. Désormais, leprojet pédagogique se dessine en fonction des objectifs définis à l’avance quiassurent la cohésion dans le dispositif de rénovation des contenus desprogrammes et de la méthodologie adoptée.
b) la mise en place d’unprogramme de préapprentissage
Ce programme était destiné aux enfants entrant aupremier cycle de l’enseignement fondamental. Il visait à compenser l’absence del’éducation préscolaire qui, à l’époque, n’était pas à la portée de tous lesenfants. Les préapprentissages ciblaient les aptitudes indispensables àl’apprentissage scolaire (latéralisation, perception visuelle, auditive, etc.),principalement pour la lecture, l’écriture et le calcul.
c) l’introduction du créole comme langue d’enseignement
L’une des plus grandes innovations de l’enseignementfondamental est l’introduction du créole dans l’enseignement. En effet, JosephC. Bernard, alors ministre de l’éducation nationale, dans son discours du 20mai 1979, déclarait : « Notre langue nationale, le créole, devientinstrument et objet d’enseignement au cours des quatre années du cyclefondamental ». Cette mesure a été adoptée afin de réparer cette injusticesubie par les enfants privés de leur droit d’apprendre dans leur languematernelle, d’autant plus que l’usage unique du français à ce niveau étaitl’une des causes de la déperdition scolaire. Dans ce même discours, le MinistreBernard a ajouté que cette nouveauté n’excluait pas le français del’enseignement. Il préconisait, de préférence, l’enseignement simultané desdeux langues : le créole comme langue maternelle, le français comme langueétrangère (sic). L’objectif recherché, en fait, était double :l’alphabétisation rapide des masses et un bilinguisme fonctionnel.
La décision d’utiliser lalangue maternelle des enfants se basait sur l’échec de l’usage du françaiscomme première langue alors qu’il était étranger à la majorité des enfantshaïtiens avant de fréquenter l’école à l’âge de 6-7 ans. Il était donc légitimede recourir à la langue de socialisation des apprenants, qui facilitel’assimilation des contenus et qui va dans le sens du développement desstructures mentales opératoires. Enfin, l’apprentissage de la lecture et del’écriture par l’intermédiaire du créole devrait favoriser l’apprentissage dufrançais écrit, selon l’esprit de la réforme au moment de son introduction.
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