Musique classique d’Haïti :
un patrimoine précieux mais fragile
Par Marie-Laure Josselin
23 mai 2014
Dans une salle de l’université de Montréal, un laboratoire de recherche sur les musiques du monde abrite un peu de la mémoire de la musique haïtienne, notamment celle de la musique classique, peu connue du grand public.
Plus de 800 œuvres en sont ici préservées, sous la direction attentive de Claude Dauphin, un musicologue d’origine haïtienne qui a fait de son travail une vraie passion.
Jean-Claude Nazon et Claude Dauphin
Retrouver les traces de la musique classique haïtienne et la faire vivre, telle est depuis plus de trente-cinq ans la mission de la Société de recherche et de diffusion de la musique classique haïtienne, la SRDMH, dirigée par un musicologue d’origine haïtienne, Claude Dauphin, qui a fait de son travail une vraie passion. Dans une salle de l’université de Montréal, deux ordinateurs, un grand panneau,un scanner et de nombreux classeurs, qui regorgent de fichiers colorés. Àl’intérieur, des partitions, des monographies, des morceaux de feuilles… Celaboratoire de recherche de musique du monde est un peu la mémoire de lamusique haïtienne, et notamment du patrimoine de la musique classique de Haïti,peu connue du grand public, et dont plus de 800 œuvres sont ici préservées.Tout commence en 1977 lorsque le musicologue Claude Dauphin, d’originehaïtienne, échange avec deux de ses collègues et se rend compte que « tous lesHaïtiens aiment la musique et pensent qu’ils sont musiciens, mais [que]personne ne l’étudie ». Surtout, ils ont « ce sentiment que beaucoup de chosesexistent mais qu’elles sont éparpillées et souvent menacées dedisparition ».
Claude Dauphin, qui a découvert la musique classique haïtienne enfant, grâce àsa tante pianiste, se consacre donc à l’étude de ce pan entier de la culturehaïtienne. Une fois par semaine, il s’occupe de répertorier, scanner despartitions qu’on lui a léguées ou que de compositeurs contemporains luienvoient directement.
Les partitions de musique classique haïtienne sont difficiles à collecter.Victimes de mauvaises conditions de conservation ou des conséquences dessoubresauts politiques qu’a connus Haïti (d’autant plus que c’est souventl’élite qui s’adonne à cette musique), un grand nombre d’œuvres ont disparu : «lorsqu’on passait d’une ère présidentielle à une autre, on détruisait tout »,explique le musicologue, lui-même compositeur.
Parfois, certaines sont sauvées de justesse, passant de mains en mains, léguéespar des collectionneurs ou des particuliers. Ainsi, après le séisme qui atouché l’île en 2010, une trace de certaines œuvres détruites existe encoregrâce à la SRDMH qui en avait fait des photocopies à l’école de musique dePort-au-Prince.
Etpuis, il y a des petits miracles. Claude Dauphin nous montre un dossier rouge,avec l’inscription « Saintonge Edmond, un grand compositeur, mélodie et partiede piano » suivie d’instructions : « extrêmement fragile, mauvais état, ne pasouvrir ni manipuler sans raison majeure ». La SRDMH a reçu ce paquet il y a unedouzaine d’année et le musicologue se demande encore comment cette boîteremplie de partitions, voire de fragments de partitions, d’un compositeur duXIXe siècle, a pu passer la douane, et lui parvenir, à Montréal.
Jean-Claude Nazon, l’un des administrateurs de la SRDMH, avoue qu’en voyant cespartitions, il a eu « une certaine émotion. Comme si un éditeur recevait uneboîte avec des feuilles d’essais, de romans, de nouvelles et qu’il devait lesreclasser, comme un puzzle ». Claude Dauphin, quant à lui, était à première vuedécouragé par ce fardeau : « Le poids était tellement lourd… On ne savaitquasiment rien de ce compositeur ». Mais grâce à cette découverte, lemusicologue a pu déterminer l’importance de l’œuvre de Saintonge. Son travailconstitua une référence essentielle à l’un des pères de l’École nationale decomposition musicale, Justin Elie. Ce travail de moine n’est pas totalementterminé mais Claude Dauphin a déjà eu « son petit baume au cœur ». Grâce à sesreconstitutions, un pianiste a joué l’une des partitions de Saintonge et lemusicologue a pu donc entendre le son de la musique de Saintonge.
« L’immense travail » de la SRDMH
Pourfaire découvrir les compositeurs des siècles précédents, la SRDMH organisemaintenant des concerts plusieurs fois par an : on peut alors entendre desœuvres de Frantz Casséus (1916-1993), de Carmen Brouard (1909-005) ou de WernerJaegerhuber (1900- 1953), en passant par celles de Ludovic Lamothe (1882-1953),surnommé le Chopin noir. Les compositeurs contemporains comme Sydney Guillaume(né en 1982) et David Bontemps (né en 1978) sont aussi joués.
« Les gens n’y sont pas habitués et cela les étonne, mais la musique classiquehaïtienne existe. Il y a cette image caricaturale qui est véhiculée, et il fauts’en défaire. C’est un défi au jour le jour », résume Jean-Claude Nazon. Quantà Gifrants, un compositeur autodidacte d’origine haïtienne qui vit à Boston, ilsalue l’« immense travail » de la SRDMH, ajoutant : « Il nous faut unecontinuité. Il faut que le peuple haïtien sache qu’on a eu des compositeurstrès talentueux et qui ont fait de leur mieux pour exprimer l’âme haïtiennedans la musique classique ».
ClaudeDauphin essaie justement de décrypter cette « âme haïtienne » dans un essairécemment paru, Histoire du style musical d’Haïti, dont l’avant-propos expliqueque « la musique d’Haïti est caractérisée par deux tendances paradoxales : laconservation du patrimoine africain et l’invention du style créole ». Et lamusique classique n’y échappe pas. On y retrouve donc « l’âme noire, l’âmehaïtienne », dit Gifrants dont les recherches portent aussi sur l’authenticitéde la musique haïtienne. De son vrai nom Marcien Guy Frantz Toussaint, cecompositeur d’origine haïtienne qui vit à Boston cherche à intégrer dans sescompositions les musiques rurale, de danse urbaine et vaudou pour faireressortir ce « concept natif ».
PourClaude Dauphin, il faut toutefois encore faire la distinction entre la musiqueclassique et la musique savante, qu’il définit dans son ouvrage de musicologie.La première se reconnaît par les instruments, un style de jeu, un rituel despectacle, la deuxième « présume une démarche réflexive de la part del’interprète et une démarche introspective de la part de l’auditeur».
Undes meilleurs exemples de cette âme haïtienne serait peut-être les « Offrandesvodouesques », mélodies pour voix et piano de Jaegerhuber. Les mélodies duvaudou ont servi de leitmotiv au compositeur. Une âme si forte que certainschanteurs d’origine haïtienne refusent d’interpréter certaines ce ces pièces.
Crédit photo et montage : RFI / Marie Laure JosselinSource : Radio France internationale