POUR UNE ARCHÉOLOGIE DES REVUES LITTÉRAIRES
ET « SCIENTIFIQUES » HAÏTIENNES
Par Robert Berrouët-Oriol
Le National, Port-au-Prince, le 18 août 2016
Oùsont passées nos revues littéraires et scientifiques d’autrefoiss’interroge avec à-propos lejournaliste Carl-Henry Pierre (Le National, Port-au-Prince, 10 août2016) dans un articleéclairant à plus d’un titre. Sur le registre de la parution de journaux et derevues, il est en effet instructif de mettre en lumière l’existence d’uneproduction relativement autonome vieille de plus d’un siècle et qui, dans uneséquence plutôt contemporaine, a parfois su braver plus ou moins ouvertement oude manière codée la dictature des Duvalier. Il est également édifiant de s’interrogersur la relative explosion de « la parole libérée » depuis 1986, alorsmême que ce phénomène n’a pas nécessairement donné lieu à l’apparition derevues littéraires de qualité au pays. Plus anciennement, certains chercheursestiment que « L’Abeillehaytienne », fondée en 1817, est la première revue culturelle d’Haïti;Haïtilittéraire et scientifique » paraît en 1905tandis que la« Revue de la Ligue de la jeunesse haïtienne »est publiée dès 1916.Pour la période suivante, le sitelittéraire « Île en île » consigne le fac-similé de la pagecouverture du troisième numéro de « La Revue indigène » daté deseptembre 1927. Dirigée par Émile Roumer, cette revue a été publiée de 1927 à1928 avec des contributions de Jacques Roumain, Émile Roumer, Philippe-ThobyMarcelin, etc.Et l’une des plus connues des revues haïtiennes d’autrefois est l’hebdomadaire « La Ruche » (1945-46) fondé par René Depestre, Théodore Baker, Jacques Stephen Alexiset Gérald Bloncourt. Au chapitre denotre patrimoine littéraire et linguistique francophone, ces parutionsillustrent à l’envi qu’Haïti a toujours connu un riche foisonnement de revues, àl’instar des journaux souvent situés à la confluence du politique et duculturel.
Lesujet abordé par Carl-Henry Pierre est de première importance dans l’histoiredes idées en Haïti ; il mérite un éclairage additionnel de chercheursd’horizons divers : historiens, sociologues, littéraires, etc. Jecrois donc utile de partager avec lui et avec les lecteurs de « LeNational » les remarques suivantes :
1.- Iln’y a jamais eu en Haïti de revues scientifiquesau sens précis que recouvre cette notion dans les instances universitaires ouacadémiques modernes, à savoir des revues vouées à la recherche et encadréespar des comités de lecture composés de scientifiques reconnus, à l’échellenationale et internationale, pour la haute qualité de leurs travaux et danslesquelles des articles inédits sont évalués avant publication par des pairs dumonde scientifique. Exemples de revues scientifiques hors d’Haïti : la« Revue québécoise delinguistiqueRabaska – Revue d’ethnologie del’Amérique française
L’inexistence en Haïti de revues scientifiquesainsi constituées ne devrait pas cependant oblitérer voire néantiser lesqualités pionnières et le souci de scientificité d’articles de grande qualitéparus dans certaines publications, entre autres, du Bureau d’ethnologie ou dela Société haïtienned’histoire et de géographie.
La revue « Cheminscritiques », publiée en Haïti entre 1989 et 2001, n’a été ni une revuescientifique au sens strict plus haut défini ni une revue littéraire àproprement parler alors même qu’elle avait ouvert ses pages à la créationlittéraire. « Revue de réflexion critique et scientifique »apparentée aux revues françaises « Esprit » et « Les tempsmodernes » de Jean-Paul Sartre, elle a toutefois occupé une place uniquedans le champ des revues haïtiennes contemporaines par la haute qualité de sesarticles issus pour l’essentiel de recherches scientifiques des domaines des sciencessociales et politiques et de l’histoire, au carrefour du culturel, del’économique et du politique.
2.-Certains journaux cités dans l’article –« Panorama », « LeNouveau monde »–, étaient des relais toxiques de la propagande de ladictature duvaliériste : il faut rigoureusement l’établir pour les jeuneslecteurs de « Le National » qui n’ont pas vécu sous la dictature afinde ne pas contribuer à anesthésier la mémoire nationale ni offrir prise àl’impunité dont bénéficient jusqu’ici en Haïti les barons et autres courroies vivantesde la dictature des Duvalier père et fils.
3.- L’articlene fait pas de distinction entre les revues publiées en diaspora et cellespubliées en Haïti. Cette distinction est importante aux plans historique etépistémologique, notamment lorsqu’on étudie l’histoire des idées et de laliberté de la presse en Haïti. Ainsi, la revue « Optique » est parueen Haïti dans les années 1950 tandis que « Nouvelle optique » a étépubliée à Montréal dans les années 1970 – 1980 au plus fort de la sanglanterépression de la parole durant la dictature duvaliériste. C’est aussi àMontréal que le « Collectif paroles » (« revue culturelle et politiquehaïtienne »), prenant la relève de Nouvelle optique », a été publié entre1979 et 1987. La revue« Dérives », éditée à Montréal de 1975 à 1987, a consacré unecopieuse livraison (nos 53/54, 1987) à Franketienne ;c’est la première fois, à ma connaissance, que l’œuvre d’un écrivainhaïtien de premier plan a été de son vivant étudiée de manière aussisystématique.
4.-Plusieurs revues littéraires sont publiées en Haïti, il faut s’en réjouir etsoutenir leur production pour qu’elles s’inscrivent dans la durée, mais ilsemble qu’elles ne se soucient pas encore d’être distribuées en diaspora oùréside pourtant un bassin significatif de lecteurs. Ainsi, «Legs et littérature », « DemanbrE », « Controverse »,« 360 » ne sont guère connus au Canada où à lieu chaque année àMontréal, depuis neuf ans, la Journée dulivre haïtien du Centre N a rive. Il en est de même de la revue« Intranqu’îllité » connue surtout pour ses shows médiatiques et narcissiques en France, mais qui n’est pasdisponible ailleurs en diaspora. Par ailleurs, pour créer et diffuser desrevues scientifiques en Haïti, il faudrait qu’il y ait production de savoirsscientifiques capablesd’être modélisés. Mises à part lesrecherches mondialement connues sur le sida, la tuberculose (TB), les infections transmissibles sexuellement(ITS) et les maladies diarrhéiques menées par l’équipe du GHESKIO que dirige le Dr William Pape,existe-t-il de la recherche fondamentale et appliquée dans les Facultés demédecine, de linguistique, de génie, etc., ainsi que dans les secteursindustriel et agro-industriel (Pharval, Brasserie nationale d’Haïti, Aciéried’Haïti, Carbogaz, Natpar…) pouvant être modélisée dans des revuesscientifiques ? Nos universités sont-elles d’ailleurs pourvues de centresde recherche scientifique fonctionnant selon les standards internationaux,alors même que vient d’être annoncée en grande pompe la création d’un« Collège doctoral » en Haïti ? L’Université d’État d’Haïti publie depuis douze ansla revue « RED » (recherche, études, développement) avec des contributions annoncées d’auteurs et dechercheurs évoluant dans différents domaines scientifiques tels que l’agronomie,la biologie, la médecine, etc., ainsi que la revue « Chantiers »(sciences humaines et sociales) lancée en mars 2015. Mais au royaume del’informel et de la précarité universitaire, seul un bilan analytiquesystématique pourrait nous renseigner sur le présumé statut scientifique de cesrevues au tirage très confidentiel et inconnues dans les réseaux universitairesfrancophones…
5.- Commentanalyser et interpréter l’inexistence en Haïti de revues littéraires etscientifiques EN LANGUE CRÉOLE alors même que la Constitution de 1987 a conféréà notre langue nationale le statut de langue officielle ?
Dansson monumental livre paru en 2015 chez Equinox Publishing Ltd., « Haïtian creole – Structure, variation, status, origin », le réputé linguiste franco-américainAlbert Valdman confirme (p. 125) que le magazine généraliste « Bonnouvèl » est édité entièrement en créole, en Haïti, à hauteur de 30 000copies papier chaque mois –chiffre qui dépasse de très loin le relativement faibletirage du « Nouvelliste », le « plus ancien quotidien d’Haïti ».« Bon nouvèl » démontre qu’il existe des lectoratsintergénérationnels réceptifs à la lecture de journaux et de revuesgénéralistes en langue créole. C’est là que réside sans doute aujourd’hui l’undes plus exigeants défis dans le champ de la vulgarisation à l’écrit des idées,des productions littéraires et des savoirs en Haïti : engranger etdiffuser, en langue créole, des revues littéraires et scientifiques auxstandards élevés, ainsi que des journaux grand public capables d’accompagnerl’évolution de la langue créole elle-même. J’assume que les critères de qualitééditoriale, linguistique et thématique appelés à encadrer la production derevues et journaux, en créole, doivent être les mêmes que pour les publicationséditées en français.