publié le 14 juil. 2016 à 13:08 par Robert Berrouët-Oriol [ mis à jour : 14 juil. 2016 à 13:51]
Impunité et assassinat de Michel StéphaneBruno et de Whilems Édouard
MISE À MORTDE LA FÉCONDITÉ DES CONNAISSANCES EN HAÏTI
Par RobertBerrouët-Oriol
Paru dans AlterPresse,Port-au-Prince, le 13 juillet 2016
C’est à titre de poète etd’enseignant que j’ai reçu de plein fouet et avec une immense tristesse, depuisPort-au-Prince, la nouvelle du décès par balles assassines de deux de mesanciens étudiants : Michel Stéphane Bruno tué le 15 juin 2016 à Puits Blain (Pétion-Ville)et Whilems Édouard trucidé le 8 juillet 2016 à Pétion-Ville.
MichelStéphane Bruno a été mon étudiant en linguistique et communication àl’Université Quisqueya, tandis qu’en 4e année j’ai enseigné la terminologieà Whilems Édouard à la Faculté de linguistique appliquée. Je garde d’eux lesouvenir attachant de deux jeunes universitaires curieux, l’esprit alerte,apprenants méthodiques et exigeants, ouverts aux rapports humains enrichissantset respectueux de l’Autre.
Michel Stéphane Bruno
Cesdécès par balles assassines sontchoquants et révoltants. Deux morts de plus, deux morts de trop dans un pays dont lacriminalisation des structures et des moeurs remonte au terrorisme d’Étatduvaliériste, aux assassinats ciblés et à grande échelle de la dictature desDuvalier père et fils… Assassiner la vie en assassinant l’esprit est en effetl’une des principales chapes de plomb épandues sur le pays haïtien depuis lamortifère nuit duvaliériste…
Deuxjeunes sont fauchés au cœur même de la fécondité des connaissances, dans lecours productif de leurs prestations professionnelles novatrices et reconnues. MichelStéphane Bruno aura œuvré avec succès à l’inscription des droits citoyens dansle champ des nouvelles technologies et d’Internet, notamment au sein du GroupeCroissance. Whilems Édouard, pour sa part, aura travaillé avec un savoir-faire académiquerare à l’effectivité des droits d’auteur dans le vaste domaine des droitsfondamentaux, en particulier au Bureauhaïtien du droit d’auteur. Ce savoir-faire juridique ainsi que sa formation académique à laFaculté de linguistique appliquée auront également sensibilisé Whilems Édouard àl’épineuse question des « droits linguistiques» enHaïti. Deux jeunes porteurs de connaissances utiles au pays et assassinés àquelques semaines d’intervalle. Voici donc un élan brisé net par des ballesmercenaires bien haïtiennes dans un pays garrotté sinon embaumé selonl’évangile caméléon du Core Group, un pays cimeterre le jour et cimetière lanuit, et qui peine à instaurer un État de droit sur un territoire livré auxchimères et appétits prédateurs des clans économiques et politiques.
Aupays de Jacques Stéphen Alexis, de Jacques Roche et de Magloire Saint-Aude, on égorgeainsi les connaissances, les savoirs et la compétence en anéantissant corps etesprits. Cette violence aux multiples mains gantées de sang, qui s’exprime auquotidien de la vie haïtienne à travers la criminalisation des mentalités, desstructures de la société et de l’État n’est pas symbolique : elle est bienréelle et tend, sous couvert d’impunité, à néantiser dans le corps social leslumières de l’esprit, la fécondité des connaissances ainsi que la solidarité etla dignité citoyennes. Elle est dans l’absolu la négation absolue des droitscitoyens.
Pareillecriminalisation des mentalités, des structures de la société et de l’État s’estrenforcée ces trente dernières années à l’aune des populismes de droite commede gauche, avec son cortège de milliers de morts annuelles, sans voix, sansnoms connus, sans réalité statistique, sans justice et sans réparation. Lepopulisme de droite (celui des duvaliéristes, des ex-Forces armées d’Haïti(FAdH), des mercenaires fomenteurs de coups d’État, des militaires zenglendos devenuschefs d’État, etc.) et le populisme de gauche (dans ses différentes composantesmercantiles aristidiennes et kleptocrates lavalasiennes) portent une inégalemais lourde responsabilité dans le renforcement de la criminalisation de lasociété haïtienne. On en voit les effets, entre autres, dans les gesticulations,les pitreries clownesques et le carnaval tètkale en cours aujourd’hui au Parlement haïtien où ont trouvé refuge nombrede présumés narcotrafiquants et autres « bandits légaux » connus, liés ou pas à la petite confrérie rentièrenéo-duvaliériste dénommée Parti haïtien tètkale (PHTK). Et sous couvert d’une impunité/insécurité tolérée pardifférents « régimes » politiques depuis 1986, le renforcement de lacriminalisation de la société haïtienne encore duvaliérisée va de pair avec le bouclage d’un système judiciaire detradition servile. Il y a lieu ici de rappeler que le Parlement haïtien n’avoté, depuis 1986, aucune loi légitimant la démacoutisationet la déduvaliérisation d’un pays oùle trafic d’armes de toutes sortes fleurit à grande échelle et dans lequel lesnantis de la bourgeoisie de rente, les narcotrafiquants et les clans politiquesont lourdement armé leurs « gangs criminalisés» et leurs quasi « milicesprivées».
Whilems Édouard
JeanClaude Bajeux, éclaireur et veilleur émérite du domaine des droits humains enHaïti, en avait fait le diagnostic dans un texte d’une exemplairepertinence daté du 30 septembre 2008, « Le blocage de la justice : une question d’impunité
« Le bouclage de la justices’est transformé en un système dont la pièce maitresse est l’existence d’uneimpunité réciproque garantie aux délinquants, ceux qui violent les droitsdes personnes, leur vie et leur corps, et ceux qui détournentl’argent de l’État. On retrouve ce système à travers les deuxcents années de l’existence de l’État haïtien. L‘étonnant c’est le jeu de l’impunité où chacun trouve un autre chacun pour couvrir leursviolations et détournements et empêcher qu’ils soient sanctionnés. Il s’agitd’un maillage serré par-delà les clivages politico-idéologiques, unsystème de sécurité réciproque. »
Jepartage la peine et l’indignation de tous ceux qui ont connu MichelStéphane Bruno et Whilems Édouard. Cette peine et cette indignation sontmiennes au petit-jour guettant la lumière de la justice. Les exprimerpubliquement, je le souhaite, contribuera à conforter la famille de MichelStéphane Bruno et de Whilems Édouard à qui nous adressons nos condoléancesémues et le sentiment de notre solidarité.
Enrouéstelle une clameur, notre colère et notre chagrin contre le mutisme de la pierrese dressent dans la langue du Droit face au meurtre intolérable de MichelStéphane Bruno et de Whilems Édouard. Deux morts de plus, deux morts de trop, nosvoix et leurs voix emmêlées ne peuvent ni être tuées ni être tues : elledoivent faire corps avec la voix des institutions de la société civile pour vaincredurablement l’impunité et contribuer à l’établissement d’un État de droitgarant de justice et de réparation. Il nous appartient de définir les modalitésnouvelles d’un commun cheminement pour que ne meure pas en Haïti la féconditédes connaissances, la soif des savoirs et la solidarité citoyenne.
Notes
RobertBerrouët-Oriol (2014) : Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiquesen Haïti Éditions du Cidihca, Montréal, et Centre œcuménique des droitshumains, Port-au-Prince.
Idem, ibidem.
Jean ClaudeBajeux, 30 septembre 2008 : « Le blocage de la justice : une questiond’impunité », consigné sur le site « Haïti lutte contrel’impunité » :http://blog.haitiluttecontre-impunite.org/enlumiere/articles-en-vedette/leblocagedelajusticeunequestiondimpunite