Amalgame historique et dérive conceptuelle
CHIMÈ ETTONTONS MACOUTES DANS LE VISEUR DE SAINT PAUL
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 31 octobre 2015
Chimè et Tontonsmacoutes comme milices armées en Haïti
Essai sociologique, par JeanEddy Saint Paul
Éditions duCidihca, 2015; 122 pages
La transition démocratiquepost-1986 en Haïti a fait l’objet d’études variées comme le souligne LaurentJalabertdans une étude datée de 2003, « Les violences politiques dans lesÉtats de la Caraïbe insulaire (1945 à nos jours)». En revanche, dans le champ dessciences sociales et politiques, l’approche comparative n’avait pas encore étéutilisée pour étudier de manière systématique et concomitante le fonctionnementdes V.S.N. (Volontaires de la sécurité nationale) de François Duvalier et celuides groupes armés dela période post-dictatoriale, incluant les chimè (« chimères ») de l’èreAristide. Pareille lacune semble devoir être comblée en 2015 par le sociologue JeanEddy Saint Paul qui entend établir une correspondance terme à terme entre lesprotagonistes ainsi identifiés par le titre de son livre, « Chimèet Tontons macoutes comme milices armées en Haïti ». S’il faut àvisière levée féliciter Jean Eddy Saint Paul d’avoir entrepris d’étudier lesprésumées similitudes qui, selon lui, existent entre les deux phénomènessociaux (chimè et tontons macoutes),il faut également souligner que les groupes armés de la période post-dictatureont auparavant fait l’objet d’études taxonomiques et de rapports divers. Ainsi,Jean Eddy Saint Paul consigne avec à propos, dans sa bibliographie, le rapportspécial de Dziedzic et Perito paru en 2009, « Haïti. Confrontingthe gangs of Port-au-PrincePour sa part Athena R.Kolbe livrait en 2013 l’étude « RevisitingHaiti ́s Gangs and Organized Violence», tandisqu’était publié la même année le rapport de recherche d’Arnaud Dandoy, « Insécurité et aide humanitaire en Haïti : l’impossible dialogue
JeanEddy Saint Paul parvient-il à faire la démonstration qu’annonce le titre mêmede l’ouvrage, « Chimè et Tontonsmacoutes comme milices armées en Haïti » ? L’équivalence de similitudeidéologique et opérationnelle entre les deux phénomènes (chimè et tontons macoutes) qu’introduit le « comme » du titre a-t-elle étédémontrée (« comme » étant un adverbe comparatifou d’intensité) ? Rien n’est moins sûr. Le présent articles’attachera à en pister le parcours au fil du propos de l’auteur et mettra enlumière l’amalgame historique ainsi que la dérive conceptuelle à l’œuvre dansce livre, amalgame et dérive qui peuvent être dommageables au nécessaire devoirde mémoire et au combat citoyen contre l’impunité et la survenue de soncorollaire obligé, la justice et la réparation en Haïti. Car la clartéconceptuelle s’avère capitale pour le propos de l’auteur comme elle l’estpour le combat citoyen contre l’impunité : elle l’est également pour que tousles auteurs de crimes politiques d’État de 1957 à nos jours –toutesallégeances politiques comprises–, soient un jour déférés devant la justicehaïtienne…
Publiéen 2015 aux Éditions du Cidihca, « Chimèet Tontons macoutes comme milices armées en Haïti » comprend 122 pagesqui consignent notamment des «Avertissements méthodologiques» [sic],suivis de cinq chapitres. Les chapitres 1 et 2 (« Introduction générale »et « L’inclusion sociale chez Aristide ») couvrent 29 pages(de la page 25 à la page 54); le chapitre 3, « Essai sur les chimè, uneperspective sociologique » couvre 31 pages (de la page 55 à la page86). (Première lacune, il aurait fallu un chapitreconsacré spécifiquement aux V.S.N.-tontons macoutes au même titre que lechapitre 3 sur les chimè, soit unrappel historique indispensable pour asseoir le sérieux de la démarche del’auteur.) Pour sa part, le chapitre 4, « Approchecomparative entre Tontons macoutes et chimè », ne couvre que 15pages (de la page 87 à la page 102); le chapitre 5 clôt cet essai par des« Conclusions générales » (pages 103 à 110).
« Chimè et Tontons macoutes comme milicesarmées en Haïti » comprend de lourdes lacunes au plan linguistique quin’ont pasgrand chose à voir avec le présumé « castellano académique » de l’auteur :nombreuses fautes de grammaire et d’orthographe[5],concordance des temps et ponctuation déficientes, emploi boiteux de certainsmots joncteurs ou de parties de syntagmes, créolismes syntaxiques hasardeux,emploi abusif, répétitif et injustifié des majuscules… L’ouvrage que le lecteura en mains n’a manifestement pas fait l’objet d’une révision linguistiqueprofessionnelle aux Éditions du Cidihca aux différentes étapes de safabrication. Pareil mal-traitementéditorial contribue à décrédibiliser le livre et il ne peut que heurter lelecteur… Il faut donc souhaiter qu’une éventuelle réédition de « Chimè et Tontons macoutes comme milicesarmées en Haïti » fasse l’objet d’une sérieuse révision linguistiqueprofessionnelle aux Éditions du Cidihca qui nous avaient habitués à des livresmieux conçus au plan linguistique.
Auplan de l’appareillage conceptuel, une lacune inaugurale saute aux yeux dulecteur et perdure au fil des pages du livre : Jean Eddy Saint Paulne définit pas le concept de « milicearmée » (ou de « milice »toutcourt). Il s’agit là d’une grande lacune méthodologique puisque la secondepartie du syntagme du titre, « commemilices armées en Haïti », commande d’entrée de propos un nécessaireéclairage conceptuel pour soutenir la comparaison de manière convaincante entreles deux phénomènes (chimè et tontonsmacoutes). Ainsi, un ample flottement conceptuel s’installe dès les premièrespages du livre : sous l’administration Aristide II, avions-nous affaire àdes « gangs armés », ou à une ou plusieurs « milices », ouà des « structures paramilitaires », ou à des « réseaux politiquescriminalisés », ou à des groupes assimilés aux « enfantssoldats », ou à des « groupes de malfaiteurs » instrumentalisésdans le champ politique ? Plutôt que d’éclairer sa démonstration par unestricte définition de ces notions-clé, l’auteur sautille d’un concept àl’autre, les employant l’un et l’autre (l’un pour l’autre) de manière indifférenciée.
La complexité du phénomène de gangs urbains armés et du crime organiséen Haïti invite à la plus grande prudence d’autant plus qu’il y a risque deconfusion instillée à coups de raccourcis historiques ou de posturerévisionniste. À lire l’auteur, on doute qu’il perçoive les chimè qu’il associe à Lavalas comme desgangs armés : pour lui il s’agirait plutôt d’une milice, ce qui n’est pasla même chose. On peut se demander dans quelle catégorie il situe les conflitsarmés entre gangs rivaux, entre les gangs se réclamant d’Aristide et ceux liésà des secteurs anti-Aristide. L’étude de Kolbe (2013, déjà citée) identifiedifférents types de groupes armés allant des multiples gangs de rue ou dequartier (très localisés et non structurés) aux réseaux criminels mafieux trèsorganisés au niveau national ou régional. Le rapport spécial de Dziedzic etPerito (2009) introduit ainsi le sujet :
« En dépit de leur naturecriminelle apparente, les gangs de Port-au-Prince furent intrinsèquement unphénomène politique. Les puissantes élites du paysage politique employaient lesgangs en tant qu’instruments de politique sociale, en leur fournissant armes,argent et immunité. » (Althoughostensibly criminal in nature, the gangs of Port-au-Prince were an inherentlypolitical phenomenon. Powerful elites from across the political spectrumexploited gangs as instruments of political warfare, providing them with arms,funding, and protection from arrest.) [Ma traduction]
En ce qui a trait à Cité Soleil,une telle typologie est confirmée par Myrtha Gilbert dans un texte daté du 29octobre 2015 et paru sur AlterPresse, « Haiti :la guerre de basse intensité à Cité Soleil
Chacun contrôlait son gang, payé pouraccomplir les sales besognes de tout type. Plus la misère augmentait, plus lesgangs se multipliaient ; chaque patron armait sa bande et comme partout,ils s’entretuaient souvent. La misère matérielle entraînant aussi la misèremorale, toutes les valeurs que ces populations pratiquaient pendant des décenniestendaient à disparaître.
Au passage je relève un flou également dans l’étude de Dziedzic etPerito (2009) qui projettent implicitement les diverses manifestations deviolence politique à travers les années comme une simple continuité des pratiquestraditionnelles de contrôle du pouvoir politique en Haïti :
« Les chimères représentent seulement la plus récentemanifestation d’une pratique traditionnelle de la politique haïtienne de créerdes groupes paramilitaires afin de servir de contrepoids aux forces de sécuritégouvernementales et afin de contrôler également la population. Durant son longet sanglant règne, le dictateur François Duvalier, « Papa Doc », avait créé lestontons macoutes, une force armée relevant directement de son autorité et ayantreçu une totale immunité de tuer et de violer à volonté. Duvalier utilisaitcette force pour réprimer toute velléité de questionner son autorité par lesmilitaires et pour intimider et terroriser la population. Après le coup d’étatde 1991 contre Aristide, les militaires haïtiens et leurs alliés d’extrêmedroite, la Force pour l’avancement des Haïtiens, créèrent les attachés,un groupe de malfrats responsables de l’assassinat du ministre de la justicehaïtien, Guy Malary, ainsi que d’autres supporteurs d’Aristide. En absence d’unpatron, les chimères et leurs prédécesseurs devenaient des « travailleursindépendants », offrant leurs services aux politiciens corrompus, aux hommesd’affaires et aux gens riches. » (…) Thechimères were only the most recent manifestation of the traditional Haitianpractice of creating paramilitary groups to serve as a counterweight togovernment security forces and to control the population. During his long and brutal dictatorial reign,Francois “Papa Doc’’ Duvalier created theTontons Macoutes, a personally loyalforce of armed thugs that was given complete immunity and allowed to murder andrape at will. Duvalier used this group to quash any challenge to his authorityfrom the Haitian military and to intimidate and terrorize the population. Afterthe coup that removed Aristide from power in 1991, the Haitian military and itsright-wing political ally, the Force for Haitian Advancement, created theattaches, a group of thugs responsible for the assassination of Haitian JusticeMinister Guy Malary and other Aristide supporters. When lacking a patron, thechimères and their predecessors were able to “freelance,” selling theirservices to corrupt politicians, businesspeople, and the wealthy.) [Ma traduction] (Le souligné est de moi, RBO)
Si la violence fait effectivement partie du paysage politique haïtienet est utilisée comme moyen de contrôle et d’exercice du pouvoir à des degrésvariables, sauf exception, il importe de souligner que l’intensité, l’ampleur,la durée, la forme ainsi que le mode d’organisation de cette violence d’Étatconstituent des facteurs importants de différenciation d’une part, et, d’autrepart, l’ensemble de ces facteurs peuvent modifier la nature même de l’État quigénère cette violence. Alors, peut-on réellement élever au rang de milice lephénomène des chimè ? Du reste,qu’est-ce qu’une « milice» ?
« Étymologiquement,le terme milice provient du latin militia, signifiantservice militaire, qui a évolué peu à peu pour désigner dans le langage courantune force militaire auxiliaire, ou de réserve. Une conceptualisation depremière génération désigne une milice comme une force d’appoint organisée entemps de crise ou d’urgence, exclusivement contrôlée par, et servant lesintérêts de l’État.
Les miliciens se composent alors de soldats non professionnels ou à laretraite, ou encore de citoyens ordinaires ayant cependant suivi unentraînement militaire. Or la prise en considération des conditions actuellesdans lesquelles ces formations émergent révèle les limites de cette définition.Une interprétation contemporaine envisage les milices comme des organisationsarmées issues essentiellement de la société civile, organisées et chargées, surune base occasionnelle, par des groupes de natures diverses – politique,religieuse, nationale, culturelle, criminelle – de défendre et promouvoir leursintérêts dans un contexte de lutte en ayant recours à la force si nécessaire.Le pouvoir central ne constitue ainsi que l’une des parties prenantes et nedétient pas le monopole de l’organisation et du contrôle de ces groupes armés.Les milices, agissant ainsi tels des « gouvernements privés »,évoluent selon des logiques et des chaînes de commandement alternatives etparallèles aux modes classiques de gouvernance d’un territoire. » (Milices, in Réseau de recherche sur les opérations de la paix Université de Montréal.)
Cettedéfinition du terme « milice » donne lieu à une typologie de troisgrandes familles de milices, la troisième étant celle qui
« (…)regroupe les milices ouvertement criminelles. (…) Ces milices seconstituent d’individus qui ont parfois à peine idée de l’utilisation d’unearme et sont la plupart de temps ignorants des règles rudimentaires de laguerre. C’est avant tout en signe d’affirmation de leur conscience politiquequ’ils se mobilisent. Leur éducation politique et militaire utile àl’accomplissement de leurs objectifs se fait au fur et à mesure de leurengagement dans le groupe. (…) » (Milices, in Réseau de recherche sur les opérations de la paixUniversité de Montréal.)
Dansle dispositif de constitution d’une dictature fasciste, l’histoire moderned’Haïti a enregistré la mise sur pied par François Duvalier d’un appareild’État hiérarchisé et centralisé, une milice armée hautement répressiveet couvrant la totalité du territoire national, les V.S.N (Volontaires dela sécurité nationale, les tontons macoutes) oeuvrant aux côtés d’un corpslui-même assez tôt macoutisé, les FAd’H (Forces armées d’Haïti). Pour mémoire,voici un xtrait de l’arrêté portant sur lacréation du corps des Volontaires de la sécurité nationale, paru dans Le Moniteur (117eannée, no 107, 15 novembre 1962) :
« Article 1er.-Les citoyens qui, à travers les neuf départements géographiques de laRépublique d’Haïti, constitués et organisés en unités indépendantes devolontaires, ont été, depuis les événements du 29 juillet 1958, 13 août 1959,enregistrés et immatriculés forment le «Corps des Volontaires de la sécuriténationale» (V.S.N.).
Article2.- Le Corps des volontaires de la sécurité nationale dépend directement duPrésident de la République, chef constitutionnel des Forces armées. Ce Corpsest distinct des Forces armées d’Haïti, et ses membres sont non soldés. »(Source : site Haïti lutte contre l’impunité, consulté le 27 octobre 2015)
Il importe de rappeler que les tontons macoutes-V.S.N. –contrairementaux chimè–, ont constitué une institution d’État, un corps hiérarchisé porteur de l’idéologieduvaliériste et destiné à préserver le pouvoir duvaliérien. Ainsi, cette milice qui comprenait des dizaines de milliers deV.S.N. accomplissait la mission assignée par Duvalier, à savoir faire de chaque Haïtien undéfenseur de la « révolution » duvaliériste. Les V.S.N.-tontons macoutes ne recevaient aucun salaire et jouissaientd’une totale impunité garantie pour toutes leurs exactions. Il est attesté par des sourcesdiverses et fiables que les V.S.N.-tontonsmacoutes ont commis des exactions et de graves violations des droits humains, à l’échellenationale, contre les opposants politiques et les populations civiles (vol,viols, tortures, meurtres, arrestations arbitraires, massacres de masse etc.).
JeanEddy Saint Paul se laisse aller aux délices de l’amalgame historique et de la dérive conceptuelle lorsqu’il confond gang/groupearmé et milice, en l’occurrence « chimèlavalassiens » et miliciens-V.S.N.:
« (…)le concept de Chimè en tant quephénomène sociopolitique est né au cours de la deuxième moitié des années 90(…) Au cours de l’année 1997, par exemple, le vocable de chimè fut surtout utilisé pour faire allusion aux groupes dedélinquants qui mènent des opérations armées à Cité Soleil et qui gardentdes sympathies pour l’ex président Aristide (…) « Chimè et Tontons macoutes comme milicesarmées en Haïti » p. 55) (Le souligné est de moi, RBO)
Aucours de la deuxième administration politique d’Aristide, la violence sociale aatteint son paroxysme à Cité Soleil. En 2002, alors qu’Aristide célébrait sapremière année présidentielle [sic], on dénotait 34 groupes armés dansles 34 quartiers qui composent ce bidonville. Donc, chaque quartier avait sa milice/bandearmée. » (Ibidem, p. 57 ; le souligné est de moi, RBO)
S’ilfaut souligner que les quelques données d’enquêtes sur Cité Soleil, chez JeanEddy Saint Paul, méritent sans doute d’être confirmées par d’autres sourcescrédibles, il importe objectivement de préciser que le sociologue se laisse aller à un délire fanatisé par unegénéralisation de type fantasmagorielorsqu’il donne une seconde définition des chimè :
« Àpartir des explications antérieures, je suis à même de forger une définitionopérationnelle en conceptualisant comme Chimètoutes les personnes qui, indépendamment de leur niveau de capitalculturel et de leurs conditions socio-économiques, appuyèrent le pouvoir aristidien, d’une manière ou d’uneautre, et l’aidèrent à établir un régime de terrorisme d’État (…) »(Ibidem, p. 71 ; le souligné est de moi, RBO)
L’histoire nous enseigne que les tontons macoutes-V.S.Nétaient des duvaliéristes (des duvaliéristes convaincus ou « par défaut »)alors même que tous les duvaliéristes n’étaient pas des V.S.N-macoutes,autrement dit des membres de la milice armée de Papa doc autoproclamé «président à vie ». Pareille distinction est importante pour comprendre le « biaisanalytique » chez Jean Eddy Saint Paul. Au chapitre 4 l’auteurs’avance un peu plus sur le terrain d’une chimérique généralisation tout enlançant une bouée de sauvetage aux macoutes :
« Il arrivait aussi àcertains Macoutes de ne pas participer à des actes de violence politique ou decommettre un crime politique ; mais on ne peut pas dire autant des Chimè, car toutes les personnes insérées[sic] dans cette structure informelle ont du [dû], d’une manière oud’une autre, collaborer dans [sic] l’organisation des violences(physique et symbolique) et crimes politiques. » (Ibidem, p. 98 ; le souligné est de moi,RBO)
Comme on le constate, l’auteur met indistinctement dans le même sac del’opprobre « toutes les personnes » qui ont appuyé l’aventure aristidienne :mais de quelle sorte d’appui s’était-il agi ? Un appui au plan des idéesreligieuses et philosophiques, au plan idéologique, au plan logistique, au pland’une « milice armée », au plan de la commission d’actes criminelspolitiques ? Jean Eddy Saint Paul ne le précise guère, pas plus qu’il nefait la démonstration que l’administration d’Aristide II était « un régime deterrorisme d’État » comme ce fut le cas sous le « règne » des Duvalier, père etfils.
’amalgame historique et la dérive conceptuelle chez Jean Eddy Saint Paul proviennent de la confusion qu’il cultive quant à la nature mêmede l’État et du pouvoir sous Duvalier père et fils et sous Aristide II. Cesamalgame et dérive ont de quoi surprendre lorsqu’on sait que le pouvoir d’Étatsous Duvalier a maintes fois été analysé, notamment par Gérard Pierre-Charlesdans son livre de référence disponible depuis 1973, « Radiographie d’une dictature – Haïti et DuvalierJean Eddy Saint Paul semble fasciné (intoxiqué ?)par la stature mystifiante du dictateur : il nous le présente comme le docteur en médecine qui a non seulement réalisé desétudes en santé publique aux États-Unis mais nous dit-il François Duvalier fut,surtout, « un important homme delettres très versé [sic] dans les études ethnologiques sur la culture populaire, lasociogenèse ethnique [sic] du peuplehaïtien, le vodou haïtien, entre autres sujets d’importance transcendantale[sic]. » (« Chimè et Tontons macoutes comme milicesarmées en Haïti », p. 29) L’« important homme de lettres » quisemble habiter l’imaginaire de Jean Eddy Saint Paul n’a pourtant pas laissé uneœuvre littéraire « d’importance transcendantale àla postérité et dont on pourrait aujourd’hui se réclamer…
Alors contrairement à cettefascination pour François Duvalier qui rend myope au plan analytique, ilimporte de rappeler pour la vérité historique qu’en réalité
(…) le régime duvaliérien est unique par le contrôlequ’il exerça sur les institutions de l’État, par la violence qu’il imposa surla société civile, par la domestication qu’il effectua de l’armée, de l’Égliseet de la religion, par la terreur qu’il instaura dans les rapports sociaux etmême familiaux. » (Source : site Haïtilutte contre l’impunité, consultéle 27 octobre 2015)
En ce qui a trait à la nature même de l’État et du pouvoir sous Duvalier, SergePhilippe Pierre note dans son livre « Pouvoirmanipulation et reproduction du pouvoir » que « Ce régime deterreur faisait taire toutes les voix et enveloppait le pays dans un tourbillonde violence, orchestrée à la fois par ses « Tontons macoutes » et desmembres des Forces armées d’Haïti, qui servaient de relais aux abus commis parce ‘’gouvernement de la répression’’
Le cœur du livre de Jean Eddy Saint Paul est constituéd’une part du chapitre 3, « Essaisur les chimè, une perspective sociologique » qui couvre 31 pages(de la page 55 à la page 86), et, d’autre part, du chapitre 4, « Approche comparative entre Tontons macouteset chimè » qui ne couvre que 15 pages (de la page 87 à la page102). On s’attend à ce que ces deux chapitres consignent une analyse conséquentede la nature de l’État et du pouvoir d’État sousla présidence d’Aristide II pour illustrer la nature synonymique des chimè et des V.S.N.-tontons macoutes.Qu’en est-il ?
Alors même qu’il setrompe en qualifiant les chimè demilice armée, l’auteur de « Chimè et Tontonsmacoutes comme milices armées en Haïti » présente d’intéressantstraits sociologiques du phénomène. Il soutient avec raison qu’il s’est agi d’abordde « groupes de délinquants » (p. 55 et ss) qui,manipulés et loués par un pouvoir lavalassien en pleine déliquescence et encours de criminalisation politique, sont progressivement intervenus en 2003 –2004 sur le terrain des rapports politiques pour violemment intimider etmuseler l’opposition à Aristide. Jean Eddy Saint Paul –fasciné par FrançoisDuvalier, « un important homme de lettres très versé [sic] dans les études ethnologiques sur la culture populaire »–, fait pourtant une lecture erronée duphénomène des chimè lorsqu’il lescompare à égalité aux V.S.N.-tontons macoutes, une milice armée. En effetl’observation du mode d’organisation et de fonctionnement des V.S.N.-tontonsmacoutes montre bien qu’il s’agissait d’un corps paramilitaire hiérarchisé, unemilice armée centralisée d’envergure nationale commandée par le président-à-vieFrançois Duvalier –ce qui n’était pas le cas de la nébuleuse chimè composée de « malfaiteursinstrumentalisés », de « baz »(les « bases »comprenant de jeunes marginaux des quartiers pauvres) plus ou moins en relationavec Lavalas et sans hiérarchie autre que celle d’un dirigeant par gang armé.
Mais il y a confusionintellectuelle lorsque l’auteur pose que « De la séquence historique qui va de 1957 à 2004, on a enregistré sur lascène politique d’Haïti différentes bandes armées (…) comme les Dépisteurs,Léopards, Brassards rouges, Zenglendos, Attachés, FRAPH (Front révolutionnairearmé pour le progrès d’Haïti), l’Armée rouge et les Chimè » (p. 33).Confusion intellectuelle/conceptuelle : en effet les Léopards étaient uncorps constitué de l’Armée d’Haïti tandis que le FRAPH se rapprochait davantaged’une milice paramilitaire opérant en 1991 – 1992 en appui à et en accord avecl’armée haïtienne. En termes de séquence historique, les chimè se sont politiquementmanifestés vers 2003 – 2004, tandis que que les zenglendos et les Attachés sontapparus bien avant l’année 2004, date du second exil d’Aristide. Et malgré sonappellation l’Armée rouge ne fonctionnait pas sur le mode d’une structuremilicienne paramilitaire, pas plus que les zenglendos, les Attachés et les chimè.
On notera par ailleursque Jean Eddy SaintPaul introduit un dommageable amalgameconceptuel entre le pouvoir duvaliérien et le pouvoir aristidien –«Duvalier et Aristide seressemblent comme des gouttes d’eau » (p. 105)–, lorsqu’il met sur unpied d’égalité les chimè et la milicemacoute, ce qui revient à banaliser les crimes multiformes et massifs de ladictature duvaliériste relégués au rang d’exactions de gangs armés. La dictature duvaliériste et le « régime » Aristide IIsont de nature distincte : la première était un pouvoir absolutistekleptocrate, une dictature fasciste pratiquant à grande échelle le terrorismed’État et au sein duquel aucune instance de la société civile n’était habilitéeà fonctionner de manière indépendante ; le second était une administrationau sein de laquelle les instances de la société civile fonctionnaient dans unrapport d’indépendance relative vis-à-vis d’un pouvoir politique déliquescenthappé par une dérive autoritaire anti-démocratique et criminalisée. C’est souscet angle que JeanEddy Saint Paul a choisi de « typifier[sic] le régime d’Aristide II commeun véritable État bandolero[Étatbandit, brigand] dans la mesure où lerégime Lavalas-Titidien partait constamment [prétend l’auteur] en guerre contre des nationaux » (chapitretrois p. 73). Malgré cela, il est attesté que le« régime » Aristide II, sous l’empire de la Constitution de 1987, adû notamment composer avec la liberté de la presse, l’ensemble des libertés citoyennes,notamment la liberté de manifester publiquement, ce qui n’était pas le cas sousla dictature des Duvalier. Parparenthèse je signale qu’on est surpris de lire dans « Chimè et Tontons macoutes comme milices armées en Haïti » queles deux présidents, Duvalier et Aristide, « ont énormément joué, demanière sensationnaliste, sur la question de couleur » (…), le premiers’adossant au concept d’« ethnie haïtienne » [sic] tandis que lesecond reprenait « constamment le discours « noiriste » de PapaDoc fondé sur la dichotomie noirs et mulâtres » (p. 34).
Le lecteur reste sur sa faimaprès avoir lu le chapitre 4 du livre, « Approchecomparative entre Tontons macoutes et chimè » (pages 87 à 102), qui n’apporte pas une grande récolte de données conséquentes,neuves ou inédites. Toujours est-il que l’auteur se trompe lourdement lorsqu’ilaffirme que « (…) les deux instancespeuvent être appréhendées comme des structures paramilitairesinstitutionnalisées (…) » (p. 93 ; le souligné est de moi,RBO). Pareil rapport d’équivalence est historiquement faux. Contrairement à ceque soutient JeanEddy Saint Paul, les chimè n’ont jamais été une structure paramilitaireinstitutionnalisée, alors même que l’auteur se contredit enintroduisant la distinction suivante :« Le corps des VSN jouissait d’unplus haut niveau ou degré de structuration et d’institutionnalisation que celuides Chimè, qui en réalité ne peut pas être conçu comme un corps et uneentité homogène » (p. 93 ; le souligné est de moi, RBO). Plusloin dans son texte, Jean Eddy Saint Paul soutient que « la milice duvaliériste fonctionnait sur la base d’une structurepolitico-militaire assez hiérarchisée » (…) Quant aux Chimè, cettestructure institutionnelle formelle leur faisait défaut » (p. 96).
Enréduisant le phénomène des V.S.N.-tontons macoutes et des chimè à la configuration univoque de « deux bandesarmées » (« Conclusions générales », p. 103), l’auteur induit lelecteur en erreur sur la nature des « régimes » duvaliériste etaristidien. Il ouvre ainsi la porte au révisionnisme historique qui s’efforced’occulter la nature foncièrement fasciste du pouvoir duvaliérienetil risque de brouiller les cartes quant à la nature de la lutte citoyennecontre toutes les formes d’impunité au pays –y compris les formes d’impunité àl’œuvre sous l’administration Aristide II. Les crimes des uns ne peuvent niexcuser ni banaliser ni occulter les crimes des autres. Les crimes contre l’humanitéperpétrés par les duvaliéristes et les V.S.N.-tontons macoutes ainsi que lescrimes des chimè se situent dans un contextehistorique différent mais doivent tous être jugés par la justice haïtienne.
Pour terminer, c’estencore l’excellent site Haïti luttecontre l’impunité (consulté le 27 octobre 2015) qui nous remet en mémoire plusieurs aspects d’un singulier combatcitoyen :
« S’ily a maintenant une lutte dont dépend l’avenir de la démocratie dans notre payset même l’espérance de voir un jour l’émergence d’une société équitable, c’estbien celle qui se déroule contre l’impunité et contre l’injustice. Une lutted’autant plus importante qu’on assiste à une banalisation par le pouvoir actueldes crimes qui ont été commis sous les Duvalier, banalisation d’autant plusflagrante que l’ex-dictateur Jean Claude Duvalier, de retour au pays depuis2011, circule librement, réside dans une maison luxueuse et se voit invité dansdes cérémonies officielles. Fait peut-être unique dans l’histoire nationale,car on imagine mal comment le leader d’un régime, tel que celui des Duvalier,qui a, au cours de trois décennies, assassiné des milliers de compatriotes,siphonné les caisses publiques, spolié un nombre incalculable de citoyens (dontbeaucoup de paysans), exilé des milliers de patriotes (dont une grande partiedes professionnels et enseignants), institué une politique de terreur d’uneampleur inégalée par les pires dictatures de notre histoire, puisse retournertranquillement au pays, récupérer les biens saisis par l’État haïtien après1986, jouir d’une vie bourgeoise dans les hauteurs de Pétion-Ville etbénéficier de la plus totale impunité. Pour arriver là, il a fallu (disons-lesans crainte) que l’appareil de l’État soit de nouveau sous le contrôle deforces obscures néo-duvaliéristes, d’éléments nostalgiques de l’époque oùrégnait la paix des cimetières, l’objectif final étant justement derestaurer le duvaliérisme avec ou sans Duvalier.
RÉFÉRENCES CITÉES
Dans cette étude LaurentJalabert préciseque « Les ouvrages sur la transition démocratique haïtienne nemanquent pas, même s’ils ont souvent un arrière fond politique majeur. Voir,Barthélémy G., Créoles Bossales : conflits en Haïti, Cayenne, IbisRouge, 2000 ; Barthélémy G., La République haïtienne, état des lieux etperspectives, Paris, Khartala, 1995 ; Barthélémy G., Haïti, crisenationale, tempête internationale, 1991-1995, Problèmes d’Amérique Latine,n°17, avril-juin 1995, Paris, La Documentation française ; Cenatus B.,Haïti en 1999, entretien avec Claire et Laurent Jalabert, Cahiers d’HistoireImmédiate, Toulouse, n°16, automne 1999 ; Charles E., Le pouvoirpolitique en Haïti de 1957 à nos jours, Paris, Khartala, 1995 ;Collectif, Haïti un an après le coup d’Etat, CIDIHCA, Montréal,1992 ; Collectif, Ce qui ronge Haïti, Volcans, n°37, automne1999 ; Dandoc G. et Roussière D., La répression au quotidien en Haïti(1991-1994), Paris, Khartala, 199 ; Daudet Yves (dir.), La crised’Haïti, Paris, Montchrétien, 1996 ; Dumas P-R., La transitiond’Haïti vers la Démocratie, Port au Prince, 1997 ; Etienne S-P., Haïti,misère de la Démocratie, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Hurbon L. (dir.), Lestransitions démocratiques, Paris, Syros, 1996 ; Jalabert L., Haïti, guerre civile et implications internationales de 1986 à nos jours,in Danièle Domergue (Dir.), Les Nouveaux conflits, Bruxelles, Complexe,2003 ; Jallot N. et Lesage L., Haïti : 10 ans d’histoire secrète,Ed. du Félin, 1995 ; Jean J-C., et Maesschalck M., Transition politiqueen Haïti. Radiographie du pouvoir Lavalas, Paris, L’Harmattan, 1999 ;Jean-François H., Le coup de Cédras, Port au Prince, 1995 ; ManigatL., La crise haïtienne contemporaine ou Haïti des années 1990, Port auPrince, 1995 ; Moïse C., Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti,Montréal, CIDIHCA, 1992 ; Moïse C., Une constitution dans la tourmente,le nouveau régime haïtien et la crise nationale (1987-1993), Montréal,1994. »
Dziedzic, Michael et Perito, Robert (2009).« Haïti. Confronting the gangs ofPort-au-Prince ». Special report 208. Washington : UnitedStates Institute of Peace : http://www.usip.org/sites/default/files/sr208.pdf
http://www.urd.org/IMG/pdf/Inse_curite_et_aide_humanitaire_en_Hai_ti_FRA_version_Courte.pdf
Àtitre d’exemple je cite ces phrases de la page 95 : « En outre, desmembres de cette milice étaient revêtisd’un uniforme bien spécifique, le fameux « gros bleu ». En plus,ils existaient des casernes où les Macoutessavaient seréunir ».
Myrtha Gilbert(2015). Haiti : la guerre de basse intensité à Cité Soleil». AlterPresse : 29 octobre.
SamuelTanner (2011). Milices Réseau de recherche sur les opérations de la paix, Université deMontréal :http://www.operationspaix.net/75-resources/details-lexique/milices.html
Gérard Pierre-Charles (2013) [1973,1986]. Radiographie d’une dictature- Haïti et Duvalier. Éditions Nouvelle optique, Montréal, 1973; 3eédition : Cresfed, Port-au-Prince, 1986; récente parution : Éditions del’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, 2013.
SergePhilippe Pierre (2015). « Pouvoir manipulationet reproduction du pouvoir –Une analyse sémio-narrative du discours de François Duvalier». Éditions C3 : p. 80.
Surla nature fasciste du pouvoir duvaliérien, voir l’analyse consignée surl’excellent site Haïti lutte contre l’impunité : l’État duvaliérien