Accord du 8 juillet 2015
Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien
et au ministère de l’Éducation nationale
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 15 juillet 2015
Il y a quelques mois, sur des sites amis et sur le mien, j’ai alerté les lecteurs de mes chroniques linguistiques, en Haïti et outre-mer, à propos du mode controversé de constitution de l’Académie créole, de son défaut originel de vision et des errements institutionnels qui allaient en découler. Lors j’avais pris soin deconsigner mes désaccords théoriques et ma réflexion de linguiste dans deux interventions distinctes : L’Académie créole : « lobby », « ONG » ou institution d’État sous mandat d’aménagement linguistique; et Pour une Académie créole régie par une loi fondatrice d’aménagement linguistique [2]
Ces derniers jours, plusieurs médias ont relaté la passation d’un accord entre l’Académie du créole haïtien et le ministère de l’Éducation. Selon Le Nouvelliste, il s’agit d’« Un accord pour faire la promotion du créole dans les écoles »; l’agence de presse HPN consigne de son côté «Un accord pour standardiser et formaliser le créole dans les écoles », tandis que l’agence AlterPresse titre «Pour une standardisation de la langue créole ». Afin de situer les enjeux de l’accord en question, il était essentiel d’aller aux sources, notamment au document mis en ligne par le ministère haïtien del’éducation. Le document non officiel de l’accord, un texte au format Word accessible sur le site du ministère del’Éducation, s’intitule « Pwotokòl akò ant Ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) ». Ce texte non officiel, accessible en ligne, ne consigne ni l’endossement des signataires officiels ni leurs paraphes ni la date de signature du document ou, si elle est différente, celle de l’entrée en vigueur de ce qui a été conclu entre les deux parties. Toutefois, pour éviter toute éventuelle distorsion ou contradiction entre plusieurs versions du même texte, je tiens à souligner que la version officielle du protocole d’accord, signée et datée, est disponible au secrétariat de l’Académie créole ; je l’ai donc entre les mains. Sa date d’entrée en vigueur est le 8 juillet 2015, et la version officielle est similaire, quant au contenu, à celle mise en ligne sur le sitedu ministère de l’Éducation. Le présent article est une analyse assortie d’une mise en perspective du « Pwotokòl akò ant Ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka)
Confusion théorique et défaut originel de vision
Un premier constat s’impose à la lecture del’accord entre les deux parties : encore une fois les promoteurs del’Académie créole veulent « mettre la charrue avant les boeufs » enla drapant des attributions d’une institution d’aménagement linguistique tandisque l’État haïtien ne dispose toujours pas d’une politique nationaled’aménagement des deux langues officielles du pays, politique nationale quidevrait être instituée dans une loi votée au Parlement. La faussereprésentation est évidente : faire comme si l’Académie créole est uneinstitution d’aménagement linguistique et grignoter, par exemple par desaccords bilatéraux, des missions d’aménagement linguistique alors même que,selon sa loi constitutive, l’Académie estune institution de type déclaratif et nullement de type exécutif.
C’estpourquoi dans mes publications et notamment dans mon article L’Académiecréole : « lobby », « ONG » ou institutiond’État sous mandat d’aménagement linguistique», j’ai plaidé pour laformation d’une Académie créole issue d’un véritable projet d’aménagementlinguistique porté par une loi et des règlements d’application. J’ai ainsi assuméqu’une académie, autrement instituée, trouvera toute sa légitimité et sonstatut exécutif dans le cadre d’une politique linguistique donnant lieu à laloi fondatrice d’aménagement de nos deux langues officielles.
La confusion entre le statutdéclaratif et le statut exécutif présumé de l’Académie créole est donnée dansles « Considérations générales »de l’accord du 8 juillet 2015 : « MisyonMENFP ak misyon AKA kwaze sou kesyon politik lang nan peyi a, espesyalman nansistèm edikatif ayisyen an kote tout aktè yo dwe respekte dwa lengwistikelèv ayisyen yo. » Il s’agit donc comme on le constate d’un vœu–illustrant par là le caractère déclaratif de l’Académie–, celui par lequelles signataires de l’accord souhaitent que tous les acteurs du système éducatifrespectent les droitslinguistiques des élèves. Il y a lieu ici de souligner fortement que nullepart dans l’accord –ou dans un texte annexe–, les « droits linguistiquesdes élèves » ne sont définis : les élèves auraient-ils des« droits linguistiques » particuliers, distincts de ceux de tous lescitoyens haïtiens ? On ne sait pas non plus ce que les signatairesentendent par l’emploi d’une si importante notion jurilinguistique, les « droits linguistiques ».Ils ont rapatrié cette notion de « droits linguistiques» sans donner à en mesurer la profondeur ni la portéedans le texte de l’accord –ou dans un texte annexe. La confusion théorique estdonc évidente, entre « droits linguistiques» et « droits linguistiquesdes élèves », elle pourrait aussi ouvrirla voie à l’expression de prétendus droits linguistiques particuliers pourchaque segment de la population, sorte de tour de Babel de l’irrationnel et de l’informel. Cetteconfusion exprime un défaut originel de vision : les « droitslinguistiques » sont visés par un souhait et non pas par une législationnationale contraignante englobant l’espace public et le système éducatif.
La confusion théorique qui siège àl’Académie créole se donne également à voir quant à l’emploi erratique, dans letexte de l’accord, de la notion centrale d’« aménagement linguistique » elle-même. L’emploiindistinct, nullement défini dans l’accord –ou dans un texte annexe–, d’unenotion spécialisée aussi centrale peut paraître surprenant sinon choquant. Mais ilappert que la fausse représentation est ici ouvertement assumée :l’Académie créole, institution de naturedéclarative comme en fait foi la loi qui l’ainstituée, veut se faire passer pour une institution ayant pour mission demettre en oeuvre un aménagement linguistique en Haïti en l’absence d’une législationnationale contraignante englobant l’espace public et le système éducatif. Lanature déclarative et non pas exécutive de l’Académie créole est pourtant inscritedans les termes mêmes de sa loi fondatrice (votée au Sénatle 10 décembre 2012 et à la Chambre des députés le 23 avril 2013) : danscette loi, au chapitre de la « missionde l’Académie », l’emploi déictique des termes« encourager », « soumettre des propositions »,« favoriser », « encourager et proposer », « émettredes recommandations » en confirme la nature déclarative.
Les « Considérations générales » de l’accord du 8 juillet 2015,encore une fois, illustrent bien la confusion théorique à l’œuvre à l’Académiecréole : alors même que cette institution comprend un très faible nombre delinguistes haïtiens, il est dit que « 2 enstitisyon yo chwazi mete fòs yoansanm nan pran angajman pou amelyore kalite ansèyman nan sistèm edikatifayisyen an, epi pou reyalize yon amenajmanlengwistik andedan sistèm nan (…) ». Ignorant les recherches deterrain menées dans le système haïtien d’éducation, passant à pieds joints surle rapport de recherche mené par les consultants missionnés du ministère del’Éducation lui-même et intitulé « Aménagementlinguistique en salle de classe » (MÉNJS, juillet 2000), les signatairesde l’accord risquent de donner l’impression d’innover par l’emploi –sansréférences théoriques ni pratiques–, de la notion centraled’« aménagement linguistique ». Mais de quel « aménagementlinguistique » s’agit-il ? S’agit-il d’un aménagement par des« souhaits », des « vœux », par un récitatif de bonnesintentions « aménagistes » injecté dans l’appareil administratifde l’Éducation nationale ? S’agit-il d’un aménagement qui ne se fonde pas surune claire définition des « droits linguistiques » de tous leslocuteurs haïtiens ? Ou à l’inverse s’agira-t-il d’une entreprise d’État régiepar une loi fondatrice d’aménagement de nos deux langues officielles ? Dans les« Considérations générales »de l’accord du 8 juillet 2015, la confusion théorique et le défautoriginel de vision se trouvent donc confortés, comme s’il fallait« réinventer la roue », comme si le ministère de l’Éducation etl’Académie créole avaient choisi d’ignorer la feuille de route que constitue « La stratégie nationale d’action pourl’éducation pour tous » de septembre2007, notamment le troisième chapitre de ce document officiel, « Les choix stratégiques nationaux ».Du reste, qu’en est-il de la mise en œuvre d’une telle « stratégienationale » huit ans après sa formulation ? Coma et comma du systèmehaïtien d’éducation : plusieurs observateurs font remarquer que chaquenouveau titulaire du ministère de l’Éducation (il y en a un tous les deux ansenviron) dispose dans ses valises d’un projet de réforme de l’Éducationnationale, d’un nouveau plan d’action, de l’énoncé du mandat d’une nouvellecommission (d’audit ou de curriculum), de nouveaux accords bi/multilatéraux, denouvelles orientations stratégiques…
Lecture critique des objectifs de l’accord
L’objectifprincipal de l’accord est ainsi libellé : « Atik 1. Dokiman sa ase yon Pwotokòl Akò ki angaje Ministè Edikasyon Nasyonal ak FòmasyonPwofesyonèl (MENFP) ak Akademi Kreyòl Ayisyen an (AKA) sou fasonpou yo kalobore pou pèmèt lang kreyòl la sèvi nan toutnivo anndan sistèm edikatif ayisyen an ak nan administrasyon MENFP. » À bien comprendre cet objectif, onconstate qu’il y a ici encore confusion entre la nature déclarative del’Académie et ses prétentions exécutives : il s’agit de « permettre »l’utilisation de la langue créole à tous les niveaux du système éducatif etdans l’administration du ministère de l’Éducation –et non pas de rendre sonusage obligatoire et d’encadrer pareil usage. La mesure annoncée n’estnullement contraignante ni mesurable, aucun règlement d’application ne prévoit lesmécanismes de sa mise en œuvre pour laquelle d’ailleurs l’Académie créole n’a pourl’heure aucune ressource professionnelle permanente et de haute qualité, aucuneinfrastructure logistique destinées à en asseoir la mise en oeuvre et à en mesurerl’effectivité. Encore une fois nous sommes en présence d’une instancedéclarative qui se prend pour une institution exécutive. Il importe ici designaler que le ministère de l’Éducation, en régie interne, dispose déjà deprovisions règlementaires lui permettant d’agir, de manière certes relative,sur l’aménagement des deux langues officielles dans le système éducatif, actionqui devrait être subordonnée et liée à une future première loi d’aménagementlinguistique en Haïti. En toute rigueur, il n’était pas absolumentindispensable d’instituer un accord redondant avec l’Académie créole pour quele ministère de l’Éducation puisse intervenir, même avec des moyens limités, surl’aménagement des deux langues officielles dans le système éducatif. Il est douteuxqu’en l’état actuel, raréfié, de ses ressources professionnelles permanentes,l’Académie créole puisse apporter une contribution significative à son proprepartenariat avec le ministère de l’Éducation nationale. Alors sommes-nous enprésence d’un accord volontariste mal-voyant mais de bonne foi, ou d’un accord « pourla galerie », ou d’un accord prématuré, ou d’un accord cosmétique selon ladouteuse logique du PSUGO tant décrié ? L’avenir le dira certainement assez tôt…
Au chapitre des objectifs de l’accord, il y a confusion également entre la vision générale et les modalitésd’application de l’accord : l’article 7 des « Principes fondamentaux » du texte stipule que « MENFP apchwazi de (2) moun ki reskonsab pou travay avèk komisyon edikasyon ki nan AKA pou sèvi kòm lyezon ant AKA ak Ministè a soukesyon amenajman lang kreyòl ak sou ansèyman lang nan sistèm nan. »
D’autres objectifs de l’accord, curieusement,couvrent bon nombre de prérogatives régaliennes du ministère de l’Éducation, aupoint où l’on se demande si on n’est pas en présence d’un doublon, à savoir lacréation d’un second ministère de l’Éducation de concert avec celui qui existedéjà… À l’appui de cette crédible hypothèse de doublon, voici l’énoncéd’autres objectifs de l’accord :
« Prinsip fondamantal »
Atik 6. MENFPap travay avèk sipò AKA pou yo rive jeneralize itilizasyon lang kreyòl la kòmzouti ansèyman nan tout nivo nan sistèm edikasyon an.
« Reskonsablite AKA »
Atik 8. AKA aptravay men nan men ak MENFP sou oryantasyon amenajman lang nan sistèm edikasyonan.
Atik 9. AKA genyen pou li travay ak MENFP sou Refòm Kourikoulòmyo ;
Atik 10. AKA apede MENFP veye sou kalite materyèl edikatif an kreyòl pou kèlkeswa nivo, poukèlkeswa matyè k ap anseye nan lekòl yo nan peyi a ;
Atik 11. AKAgenyen pou li ede MENFP nan fòmasyon k ap bay pou anseye lang kreyòl oswa nanlang kreyòl ;
Atik 12. AKA dwe bay MENFP dizon li soupwogram fòmasyon sou lang kreyòl pou pwofesè yo nan kèlkeswa nivo a. »
Une lecture attentive de tels objectifs de l’accord du8 juillet 2015 nous porte à poser la question suivante relative à lagouvernance de l’appareil éducatif : qui contrôle quoi dans le système haïtiend’éducation ? Un ministère de stature régalienne, l’Éducation nationale,et un embryon d’institution, l’Académie créole, ont convenu d’unir leurs forceset compétences pour instituer un certain aménagement linguistique dans lesystème d’éducation nationale. Faut-il s’en réjouir ? Je répondsclairement : il faut s’en inquiéter à plusieurs titres et tout ce quiprécède dans la première partie de cet article l’illustre à l’envi. Mais il y aplus. Il y a « tromperie sur la marchandise » comme le montre bienl’analyse objective d’un volet central de la gouvernance du système éducatifnational. En effet des enquêtes de terrain ainsi que le rapport d’au moins unecommission nationale d’éducation ont établi que le ministère de l’Éducationadministre et contrôle moins de 20% du système d’enseignement. Environ 80% dusystème haïtien d’éducation est financé et dirigé par le secteur privé nationalet international, incluant les nombreuses ONG de ce secteur. Concrètement celasignifie que les partenaires de l’accord du 8 juillet 2015 ne pourrontintervenir que sur une faible portion d’environ 20% du système nationald’éducation, car ledit accord–lourdelacune–, ne prévoit aucun mécanisme d’inclusion dans le processus annoncé dusecteur privé national et international qui représente, je le souligne une foisde plus, environ 80% du champ éducatif national. Vouloir faire croire lecontraire revient à conforter une improductive « tromperie sur lamarchandise ». En clair, à l’heure actuelle l’État haïtien n’a pas lesmoyens d’intervenir sur la majorité du système privé d’éducation nationale caril ne finance ni ne contrôle ce système. Laisser croire, avec l’accord du 8juillet 2015, que l’État haïtien, par l’intermédiaire des deux institutionssignataires, s’apprête à intervenir dans la totalité du système et à y faire de« l’aménagement linguistique » revient à étaler une dommageablefausse représentation. En l’espèce, la tromperie est de grande amplitude etrisque d’induire de fortes attentes qui ne seront guère comblées.
Les objectifs consignés dans les articles 6 et 8 del’accord attestent eux aussi un lourd déficit de vision consécutif au faitque l’on ne sait pas ou l’on ne veut pas tirer les leçons du passé. Car pourtendre de manière compétente vers « la généralisation de l’utilisation dela langue créole comme outil d’enseignement à tous les niveaux du systèmed’éducation » (article 6), il faut qu’au préalable certaines conditionssoient remplies. Il faut notamment que les partenaires de l’accord du 8 juillet2015 aient à cœur de ne pas reproduire les mêmes erreurs que celles de laréforme Bernard de 1979 ; que les enseignants soient formésaux plans didactique et pédagogique pour être capables de mettre en œuvre« la généralisation de l’utilisation de la langue créole comme outild’enseignement à tous les niveaux du système d’éducation » ; que cesmêmes enseignants disposent du matériel didactique de qualité, en créole, pourtendre vers l’atteinte du même objectif ; que le futur personnel permanentde l’Académie créole, qui dispose aujourd’hui de très peu de linguistes en sonsein, soit lui-même formé à ces fins. À propos de la formation des enseignants,voici ce que nous enseigne le linguiste Pierre Michel Laguerre, anciendirecteur général du ministère de l’Éducation nationale : « Les enseignants à former c’est tout d’abordune réalité statistique fort disparate qui cache une diversité de profils. Lesstatistiques officielles de l’année 1993 – 1994 estimaient leur nombre à 29 174travailleurs au niveau de l’enseignement primaire dont 71% dans le secteurprivé ». En clair, dans les conditionsactuelles, et selon les termes de l’accord du 8 juillet 2015, on s’apprête àjeter les bases de la réitération du quasi-échec de la réforme Bernard de 1979qui a été lancée et mise en œuvre alors même que l’État haïtien, par sonExécutif rétrograde, ne l’a pas assumée au plan politique et que la logistiquedidactique et pédagogique faisait alors largement défaut à l’échelle nationaleen dépit des travaux de qualité de l’IPN14 (Institut pédagogiquenational).
En lien avec ce que j’ai illustré plus haut sur lagouvernance d’environ 20% du système éducatif par le ministère de l’Éducation,il est tout à fait irréaliste et bluffant de croire ou de faire croire que l’onva se diriger vers « la généralisation de l’utilisation de la languecréole comme outil d’enseignement à tous les niveaux du systèmed’éducation ». Encore une fois, l’État haïtien ne dispose pas desinstruments juridiques et programmatiques, d’une loi-cadre, pour atteindrepareil objectif dans le secteur privé de l’éducation qui couvre environ80% du système. Il en est de même en ce qui a trait à « l’orientation del’aménagement de la langue dans le système d’éducation » (article 8)puisque l’État ne finance et ne contrôle qu’environ 20 % du système nationald’éducation. Faut-il une fois de plus le souligner, l’accord du 8 juillet 2015ne dit rien quant aux mesures qui devraient être envisagées pour inclure… les80% du système éducatif dans la recherche de « l’orientation del’aménagement de la langue dans le système d’éducation » (article 8). Ilen est de même pour la future réforme du curriculum [de l’École fondamentale](article 9) : de quel curriculum à vocation nationale peut-il s’agirlorsque l’État ne peut intervenir dans les 80% du système éducatif national quiéchappent à son contrôle ? Par parenthèse, je rappelle que c’est leministère de l’Éducation, et non pas l’Académie créole, qui est dépositaired’une large expertise en matière de curriculum. Je le précise, la question dela réforme du curriculum est depuis longtemps récurrente dans le système nationald’éducation comme l’illustre un texte d’appuiduBureau international d’éducation (BIE) daté du 25 juin 2013 : « À la suite du séismedévastateur qui a frappé Haïti en janvier 2010, le Ministère de l’Educationnationale et de la formation professionnelle (MENFP) a élaboré un plan pourreconstruire et réformer le système éducatif haïtien. Le gouvernement considèrela restructuration des curricula et des programmes comme un levier pouraméliorer la qualité de l’enseignement en Haïti. » Cinq ans après, lesrésultats de ce « plan », en particulier l’amélioration de « laqualité de l’enseignement en Haïti » se font encore attendre,le système éducatif haïtien n’ayant été ni reconstruit ni réformé… Il estirréaliste et contre-productif de croire que l’on parviendra à une véritable « révolution »du champ curriculaire en dehors d’une politique nationale d’aménagementlinguistique, en dehors d’une loi contraignante d’aménagement de nos deuxlangues officielles. Prôner le contraire par « la répétition du même »,par la réitération des « gestes manchots » revient à dévitaliser le déjàfaible système national d’éducation par des mesures en réalité parcellaires etdispersées qui se donnent pourtant l’apparence d’une orientation structurellegénérale.
S’il y a lieu de rappeler que depuis plus de 30 ansle système éducatif haïtien est un système sur-diagnostiqué –les spécialistes nationauxet étrangers ne cessant de défiler à son chevet–, il est tout aussi vrai quece système accuse un lourd déficit d’enseignants qualifiés et de matérieldidactique standardisé adéquat dans les deux langues officielles du pays. Parlà se comprend aussi que les partenaires de l’accord du 8 juillet 2015 nedisposent pas de l’infrastructure intellectuelle/professionnelle adéquate, à l’échellenationale, pour mettre tout de suite en route les objectifs listés aux articles9, 10 et 11. La confection de matériel didactique en créole ne saurait êtrel’apanage d’amateurs du dimanche, elle requiert une spécialisation decompétences en linguistique et didactique de haut niveau dont ne dispose pas àl’heure actuelle l’Académie créole, alors même que, faut-il le rappeler, leministère de l’Éducation détient certaines compétences et une expertise nonnégligeable dans les champs didactique et pédagogique. Ainsi, contrairement àce qui est vite dit à l’article 11 des objectifs de l’accord, ce serait plutôtau ministère de l’Éducation d’assurer la mise à niveau –didactique– desmembres de l’Académie sur le registre de la formation en créole et sur lecréole.
Enfin l’accord du 8 juillet 2015 passe sous silencela réalité de l’existence de l’une des deux langues officielles du pays, lefrançais, dans la totalité du système éducatif haïtien. Comment les partenairesde l’accord du 8 juillet 2015 entendent-ils gérer la coexistence de fait et boiteuse,dans le système d’éducation nationale, des deux langues officiellesd’Haïti ? Or il s’agit de bien prendre la mesure d’une réalité, « Lesystème éducatif haïtien entre le créole et le français » qu’analyse en profondeur le linguiste PierreMichel Laguerre, ancien directeur général du ministère de l’Éducation. Mais lessignataires de cet accord ont choisi de faire l’impasse sur cette réalité fortcomplexe –qui produit chaque année un pourcentage élevé de déperdition scolaire–, puisqu’il est plus facile d’inférer qu’un coup de baguette magique peuteffacer le patrimoine linguistique de langue française en Haïti, ainsi que laréelle demande des parents haïtiens pour l’acquisition du français. Àl’évidence, leur propos ne s’accommode pas de solutions programmatiques relevantde « l’équité des droits linguistiques ».
Par-delà les évidentes limites et lacunes del’accord du 8 juillet 2015, il y a lieu de préciser que nous ne sommes plus, en2015, à l’étape d’une bouillonne et « militante » promotion du créoledans les écoles haïtiennes. Nous sommes à l’étape de l’indispensable formulation/élaboration(a) d’une claire définition desdroits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens, (b) du droit à la langue créole, (c) d’une politique nationaled’aménagement linguistique qui doit se situer en amont de toute interventionconséquente dans le système d’éducation. En l’absence de ces prérequis, les signataires de l’accord du 8 juillet 2015 se condamnent à répéter les mêmes erreurs quecelles diagnostiquées au bilan de la réforme Bernard de 1979 alors même que« la généralisation de l’utilisation de la langue créole comme outild’enseignement à tous les niveaux du système d’éducation » —objectifque je partage entièrement en son juste principe –,est historiquement irréversible mais mérite d’être autrement conçue, planifiéeet exécutée. Le pays haïtien ne peut plus se payer le luxe d’une fascinationpour « les gestes manchots », pour la réitération d’initiatives et deprogrammes qui claudiquent à « réinventer la roue » comme s’il nedevrait pas y avoir lecture critique du passé pour inventer l’avenir sur deneuves bases, en éducation citoyenne comme en éducation tout court.L’effectivité des droits linguistiques, qui devra être garantie par uneconséquente loi d’aménagement linguistique, ne saurait être l’apanage d’« experts »réputés de bonne foi mais concoctant vite fait des accords qui ne tiennentpas compte de l’expérience passée ni de l’expertise générale des enseignantsqualifiés (car il y en a dans le système d’éducation). Les signataires del’accord du 8 juillet 2015 auraient gagné à coup sûr à se mettre à l’écoute deces enseignants ainsi que des didacticiens et des pédagogues…
Surla notion centrale de « droitslinguistiques », voir Berrouët-Oriol, R., D., Cothière, R., Fournier,H., Saint-Fort, 2011. L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihcaet Éditions de l’Université d’État d’Haïti. Voir aussi Robert Berrouët-Oriol, 2014. Plaidoyer pour une éthique et uneculture des droits linguistiques en Haïti. Éditions du Cidihca (Montréal) et Centre œcuménique des droitshumains (Port-au-Prince).
Sur la notion centrale de « d’aménagement linguistique », voir Berrouët-Oriol,R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort, 2011. L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions,Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
Lwa pou kreyasyon akademi kreyolayisyen an» a été votée au Sénat le 10 décembre 2012 et à la Chambre des députésle 23 avril 2013. Elle figure dans Le Moniteur du 7 avril 2014.
Lastratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous». Ministèrede l’Éducation nationale, septembre 2007.
Pour un éclairage analytique objectif du PSUGO (Programme descolarisation universelle et de gratuité obligatoire), voir JuniaBarreau : « Sans démagogie, mettrel’humain au cœur du développement en Haït ». Revue Haïti Perspectives, vol. 2, no 2, été2013.
Voiren particulier le rapport de la Commission présidentielle de l’éducation, leGTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation), «Façonnons l’avenir », mars2009.
Sur la réformeBernard de 1979, voir Berrouët-Oriol, R., D., Cothière, R., Fournier,H., Saint-Fort, 2011. L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihcaet Éditions de l’Université d’État d’Haïti. Voir aussi Michel St-Germain(1989). La situation linguistique enHaïti : bilan et prospectives. Québec : Conseil de la languefrançaise ; chapitre 3, « La réforme éducative ». À propos de la réforme Bernard et du rôle del’IPN, voir le propos de Guy Alexandre dans «Haïti :radiographie d’une dictature anti-nationale, le »jean-claudisme » », par RobertBerrouët-Oriol. Texte en ligne sur le site littéraire www.berrouet-oriol.com
Enseigner lecréole et le français aux enfants haïtiens –Enjeux et perspectivesPierreMichel Laguerre.ImprimerieHenri Deschamps, Port-au-Prince, 2003. Livre publié avec le soutien de l’OIF (Organisationinternationale de la francophonie).
À propos dela qualité de l’enseignement en Haïti, voir l’article « Pourmieux comprendre la dimension linguistique de la qualité de l’éducation enHaïtipar Robert Berrouët-OriolTexte en ligne sur le site littéraire www.berrouet-oriol.com . Voiraussi Robert Berrouët-Oriol, 2014Plaidoyer pour une éthique et une culture desdroits linguistiques en Haïti. Éditions duCidihca (Montréal) et Centre œcuménique des droits humains (Port-au-Prince).
Le système éducatif haïtien entre le créole et le français ». Par Pierre Michel Laguerre. Dans Haïti et l’après-Duvalier : continuitéset ruptures (Cary Hector et Hérard Jadotte éd.), Éditions Cidihca-HenriDeschamps, 1991.
Sur le pourcentage élevé de déperdition scolaire,voir l’article Le droit à la langue maternelle dans laFrancocréolophonie haïtienne par RobertBerrouët-Oriol. Texte en ligne sur le site littérairewww.berrouet-oriol.com ; voir aussiBerrouët-Oriol, R., D., Cothière, R., Fournier,H., Saint-Fort, 2011. L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihcaet Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
Sur lanotion d’« équité des droits linguistiques », voir Berrouët-Oriol,R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort, 2011. L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti. Voir aussiRobert Berrouët-Oriol, 2014. Plaidoyer pour une éthique et une culture desdroits linguistiques en Haïti. Éditions duCidihca (Montréal) et Centre œcuménique des droits humains (Port-au-Prince).
Sur la notionessentielle de « droit à lalangue », voir Le droit à la langue maternelle dans laFrancocréolophonie haïtienne », par Robert Berrouët-Oriol.Texte en ligne sur le site littéraire www.berrouet-oriol.com. Voir aussi Robert Berrouët-Oriol, 2014. Plaidoyer pour une éthique et une culture desdroits linguistiques en Haïti. Éditions duCidihca (Montréal) et Centre œcuménique des droits humains (Port-au-Prince).
Sur mespositions de principe, voir les publications suivantes :Berrouët-Oriol,R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort, 2011. L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti. Voir aussiRobert Berrouët-Oriol, 2014. Plaidoyer pour une éthique et une culture desdroits linguistiques en Haïti. Éditions duCidihca (Montréal) et Centre œcuménique des droits humains (Port-au-Prince).Voir également mes autres textes en ligne sur le site www.berrouet-oriol.com