Texte d’opinion
Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création
d’une Académie du créole haïtien
Par Éric SAURAY
Politologue, docteur en droit public et avocat au barreau du Val d’Oise
12 octobre 2012
L’article 213 de la Constitution haïtienne de 1987amendée dispose que : « Une Académie haïtienne est instituée envue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique etharmonieux.» Malheureusement, l’Etat haïtien n’a pas encore pris le tempsde réfléchir à la question et de respecter cette obligation constitutionnelle.Pour palier cette carence, un groupe d’hommes et de femmes de bonne volonté etde grands talents, pour certains, s’est constitué en « Comitéd’initiative » pour la création d’une Académie baptisée « Académiedu créole haïtien ». En octobre 2011, ledit Comité a déjà réalisé uncolloque de très haut niveau académique. Maintenant, il publie untexte en créole intitulé : « pwopozisyon lwa pou kreyasyon akademiayisyen an »[1] (ci-après : « propositionde loi»). Cette proposition me semble déplacée et appelle de ma part lesobservations suivantes qui sont formulées en français car je n’ai aucunecompétence pour écrire un article en créole.
Une carence de l’État ne saurait justifier uneinitiative privée très peu modeste
Face à la carencede l’Etat dans la mise en place de l’Académie du créole, l’initiative, purementprivée, du « Comité d’initiative » est louable. Mais,elle est choquante. Elle est choquante car on a l’impression que certainespersonnes souhaitent décider à la place de l’Etat. C’est à l’Etat haïtien, et àl’Etat haïtien seul, de créer une Académie du créole. Un « Comitéd’initiative » peut faire des recommandations si on le lui demande. Un « Comitéd’initiative » peut fournir de la réflexion si on le lui demande ou enfonction de ses capacités à organiser des activités scientifiques de qualitédestinées à faire avancer l’état des connaissances dans les domaines quiintéressent la vie nationale. Mais, un « Comité d’initiative »,peu importe ses alliés publics ou privés, ne peut, en aucun cas, décider decréer son Académie et de mettre l’Etat devant le fait accompli. Dans un pays oùtout le monde usurpe des titres et impose ses lois ou ses institutions, ilserait bien que l’exemple vienne d’en haut. Bref, si le projet est légitime, ilest fardé de ce manque de modestie dont font preuve, trop souvent, certainsmembres de la classe des instruits de premier rang d’Haïti. C’est l’Etat quidoit créer donc il lui revient également de fixer l’agenda et de choisir aussiles exécutants des projets qu’il doit porter en vertu de ses prérogativesconstitutionnelles.
Une proposition de loi ne peut être faite que pardes parlementaires [ Voir NDLR ]
L’absence de modestie se retrouve également dansl’appellation du texte : « proposition de loi (…) ». Seul desparlementaires peuvent faire des propositions de lois. Un comité privé, qui netire sa légitimité que de lui-même, ne peut avoir que le privilège ou lamodestie de faire des recommandations ou des propositions. Une fois lesrecommandations faites, il revient soit aux parlementaires de se saisir dudossier en faisant des propositions de lois, soit au gouvernement de soumettreun projet de loi au Parlement qui décidera ou non de légiférer. Le problèmeavec cette « proposition de loi » d’initiative strictementprivée, c’est qu’on a le sentiment d’être en présence d’un impératifcatégorique. Les parlementaires ont-ils leur mot à dire ? Sous quelleforme ? Devront-ils soumettre leurs réflexions au Comité Théodule qui a décidéde porter seul tous les fardeaux du créole ? Le Gouvernement a-t-il lechoix ? Devra-t-il s’exécuter ou peut-il restructurer le texte ? Pourma part, je considère qu’il revient au Gouvernement de prendre l’initiative enla matière, quitte à s’adjoindre de l’expertise de qualité du « Comitéd’initiative » et quitte à lancer une vraie concertation ouverte à despersonnes qui ont le net avantage de ne pas pratiquer l’endogamie culturellevoire disciplinaire. Ces experts auraient pour mission de fournir un rapportutile à la prise de décision de l’Etat. Au sein du gouvernement les ministèresde la Culture et de l’Éducation devraient jouer un rôle moteur en la matière.C’est en ce sens qu’en novembre 2008, j’avais soumis, à titre privé, au Premierministre de l’époque, un projet pour créer, non pas une Académie du créolehaïtien, mais une Académie d’Haïti. En effet, je considère que l’article 213 dela Constitution n’exige pas la création d’une Académie du Créole haïtien. Ilexige juste la création d’une Académie haïtienne qui aurait, notamment pourmission, de fixer la langue créole, ce qui est moins réducteur et moinsrestrictif. Quoi qu’il en soit, le Premier ministre à qui j’avais proposé leprojet n’y avait pas donné une suite favorable. Cela faisait partie de sesprivilèges. J’ai gardé mon projet pour moi et pour mon cercle privé qui n’a pasà rédiger de : « proposition de loi.», sous peine d’empiétersur les platebandes légitimes d’autres personnes privées ou publiques.
La proposition devrait être rédigée dans les deuxlangues.
L’autre élément qui m’a choqué, c’est que laproposition est, sauf preuve du contraire, rédigée uniquement en créole. Il estévident qu’il faut un texte en créole pour créer une Académie du créolehaïtien. Mais, de même que le Parlement haïtien ne devrait pas voter une loi enfrançais uniquement, il ne saurait être question qu’il en vote une, uniquementen créole. Ce serait contraire à l’article 5 de la Constitution de 1987 amendéequi dispose que la République d’Haïti a deux langues officielles. Ce seraitégalement contraire à l’article 24-3 visé de manière légitime dans lesconsidérants de la « proposition de loi ». Il est doncraisonnable d’exiger que le Comité Théodule produise uneversion française de sa « proposition de loi » afin derespecter le bilinguisme égalitaire d’Haïti. Bilinguisme formel, bilinguisme deprincipe, soit, mais bilinguisme quand même !
La proposition est teintée de discrimination
La proposition de loi qui semble destinée à mettrefin aux discriminations à l’encontre du créole contient en son article 20 desgermes inacceptables de discrimination. En effet, il y est préciséque pour être Académicien il faut « travailler en créole ousur la langue créolefaire des recherches en créole ou sur lalangue créoleproduire en créole (…) »Pourrait-on envisager, un seul instant, créer une instance haïtienne danslaquelle on n’admettrait que des francophones et des francophiles ou toutsimplement des chercheurs qui n’utilisent que la langue française ? La réponseest évidemment non. Ce qui est valable pour n’importe quelle instance du paysdevrait l’être également pour l’Académie du Créole Haïtien. On pourraitégalement parler de l’âge minimum requis pour postuler : quarante (40)ans. C’est trop peu. A quarante (40) on n’a pas fait suffisamment ses preuvespour être Académicien à vie. On n’a pas encore produit suffisamment d’œuvrespour occuper une telle fonction, à vie. Enfin, ce même article comprend uncritère subjectif que je n’arrive pas à traduire en français. En effet, d’aprèsil est dit dans ce texte que pour être Académicien, à vie, il faut avoirproduit en créole ou sur la langue créole un : «bon jan travay ki genbon jan valè pou avansman ak devlopman lang kreyòl la » Qu’est-cequ’un «bon jan travay ki gen bon jan valè ? » Qui décide decela ? A partir de quel registre de valeurs ? Et ceux qui travaillentsur le créole/pour le créole mais qui le font en anglais, en français, enespagnol au nom de la diversité linguistique fondée sur le droit à lalangue ?
Le comité d’initiative ne peut pas choisir lesacadémiciens
L’article 23 de la « proposition de loi » m’a égalementsurpris. Le Comité d’initiative, qui n’a pas pris l’initiative pour rien, seréserve le droit de choisir les premiers membres à vie de son académie. C’estchoquant sur le plan déontologique. On ne peut pas porter le projet et choisirsoi-même les membres de l’Académie. Dans ce cas, pourquoi solliciter l’appui del’Etat, autant faire sa propre institution privée ! Sauf que pour créer etfaire vivre une telle institution, le Comité a besoin de l’Etat pour fournir àl’Académie son siège (article 1), ses moyens financiers et ses ressourcesmatérielles (article 7), pour payer les primes de réunion des Académiciens àvie, qui peuvent être âgés de quarante (40) ans et qui peuvent être au nombrede cinquante cinq (55) (article 28) ou pour publier ses décisions [2] dans Le Moniteur (article 45)… Le prestige a uncoût, certes ! Mais, à ce coût-là, je préfère que le privé prenne sespropres responsabilités ! Toutefois, s’il revient à l’Etat d’assumer untel coût parce que l’entretien d’une Académie participe de la manifestation desa puissance, il lui revient également de veiller à ne pas se faire dicter sapolitique en matière de création d’une Académie, par un Comité Théodule, aussibrillant soit-il, dans sa composition. Quoi qu’il en soit, pour être respectés,les membres de l’Académie auront nécessairement besoin de l’onction étatiqueque constitue un décret ou un arrêté de nomination. Par conséquent, il neserait pas raisonnable que le Comité d’initiative choisisse les membres de lafuture Académie. La raison est simple : en démocratie, les choix privésrelèvent toujours du subjectif et de l’arbitraire. Et en Haïti, ils se fonttoujours dans le même cercle étroit de personnes qui s’auto récompensent ourécompensent des personnes qui n’en ont plus besoin. Mais, s’il faut s’yrésoudre, parce qu’il est difficile d’organiser un concours où le mérite feraittriompher les meilleurs, il revient à ceux qui sont oints du suffrage universelde choisir, surtout s’il leur revient d’en assumer le coût. Bien entendu, ilspourront être aidés dans le choix par le « Comité d’initiative » !
L’Académie n’a pas d’ultimatum à fixer à l’État
En outre, l’article 47 relève de l’autoritarismemal placé. Donner à l’Académie du Créole haïtien la mission de veiller à ce quetout fonctionnaire de l’Etat soit formé en créole dans un délai de 3 ans, deveiller à ce que toutes les lois existantes soient traduites en créole dans undélai ferme de 3 ans et de veiller à ce que le Parlement vote toutes les loisen créole et en français dans un délai de 6 mois, c’est irréalisme compte tenude la charge de travail que cela représente dans un pays où les institutions nefonctionnent pas de manière régulière. C’est également irrespectueux car celarevient à fixer des ultimatums à l’Etat. Les citoyens haïtiens ont souvent latentation d’inverser le sens de la hiérarchie, mais dans ce domaine comme dansd’autres, j’espère que l’Etat ne cèdera pas.
La proposition deloi devrait être revue par des juristes de qualité
Enfin, la propension de certains intellectuelshaïtiens à se perdre dans les détails est de notoriété publique. Quarante neuf(49) articles pour une « proposition de loi » relative à lacréation de l’Académie du créole haïtien, c’est excessif. Le nombre deconsidérants est excessif surtout s’il s’agit, par exemple, de prendre encompte la déclaration d’un comité d’initiative. En quoi la déclaration d’uncomité d’initiative, qui n’engage que lui-même, peut-elle être porteuse devaleur normative ? De même, les articles 4 à 6 relatifs aux missions del’Académie du Créole Haïtien peuvent être regroupés. Les articles 11 et 12 sontdes catalogues de détails qui ne relèvent pas d’une loi. Les titres 3 et 4relèvent de l’esprit de chicane dont le seul mérite est d’alimenter lescontentieux interminables. Par ailleurs, l’article 11 traite de la mission del’Académie alors que le chapitre 2 du Titre 1 était intitulé « Statutet missions de l’Académie ». La République d’Haïti dispose de nombrede bons juristes, il est inconcevable qu’une supposée « proposition deloi », sans doute rédigée par des linguistes de haut niveau, ne soitpas soumise à leur regard, souvent critique, mais toujours bienveillant.
[1] Proposition de loi relative à l’Académie du créole haïtien.
[2] La proposition de loi vise l’article 40 de la Constitution de1987 amendée dans ses considérants. Je doute que les décisions de la future Académiepuissent être intégrées dans la catégorie des textes auxquels l’État doitassurer une publicité dans Le Moniteur.
Notes
NDLR – Selon la constitution haïtienne les institutions de la société civile peuvent rédiger et soumettre un projet de loi d’intérêt public au parlement haïtien.