Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, octobre 2015
Introduction
Au cours heures et des semaines qui ont suivi le séisme du 12 janvier2010, des quatre coins de la planète l’on a vu accourir au chevet d’Haïti uneextraordinaire logistique de solidarité multilatérale ayant pris l’allure de véritablesbataillons concurrentiels qui ont déversé une aide aussi massive que généreuse emmêlantordre et pagaille. Dans plusieurs domaines, cette logistique de solidarité aégalement conforté l’ « ONGéinisation »de certaines structures et fonctions régaliennes de l’État. En ce qui a traitau secteur de l’éducation, lui aussi dévasté par le tremblement de terre, lapriorité proclamée sur toutes les tribunes était dans ce contexte la « refondation »du système au plan des infrastructures et, autant que possible, au plan desprogrammes. Et l’on a noté avec le meilleur intérêt que cette option de «refondation » a trouvé de forts appuis chezdes voix autorisées. Ainsi, l’Envoyéespéciale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et laculture (UNESCO)pour Haïti, Michaëlle Jean, avait-elle défendu devant la défunte Commissionintérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH),« la refondation complète du système éducatif haïtien (…) considéréecomme « une urgence », à placer « en haut de la liste des priorités.[1]»Lors, le jour « J » d’une mobilisation maximale n’a jamais semblé aussiproche, les acteurs étaient en place, ceux qui allaient enfin permettre de « refonder »le système éducatif, ce vieux corps déglingué, souventes fois comateux et dontles maux, ad nauseam, sontrituellement diagnostiqués sous toutes les coutures depuis une quarantained’années… Aucreux des arpentages de multiples failles, en 2010 et par la suite, desenseignants et des linguistes avaient tiré la sonnette d’alarme. Par des interventionssur plusieurs registres, par des articles et livres rédigés dans l’urgenced’éclairer autrement le regard des « décideurs » sur l’obsolète machineéducative haïtienne, nous avions pris le contre-pied de certain discoursincantatoire et coutumier, enrobé de belles formules qui disparaissent aussitôt prononcées. Nous étions certes minoritaires mais soucieux de dire avec clarté, hautet fort :1)qu’ilétait illusoire et contre-productif de vouloir reconstruire, –voirerefonder–, le système éducatif haïtien à l’identique, de vouloir « fairedu neuf avec du vieux » alors même que ce « vieux » n’était et n’est plusrecyclable; 2)quepar choix d’une différente vision de société, il était essentiel de donner lapriorité à l’option –certes autrement plus exigeante–, de refondation de la totalité du système éducatif haïtien; lerefonder, certainement, plutôt que de vouloir une énième fois le réformer, leraccommoder, le « mettre à niveau » , y compris sous couvert de le« moderniser » selon les orientations des bailleurs de fondsinternationaux.
Ainsi, dans un texte collectif de plusieurs linguistes paru à Port-au-Prince sur AlterPresse le 24 mai 2010, « L’après-séisme en Haïti : de la ‘convergencelinguistique’ dans la Francocréolophonie haïtienne [2] », nousabordions à visière levée la question des enjeux liés à la dimensionlinguistique de la refondation de l’École et de l’Université haïtiennes :
Quel est donc l’enjeu ?S’agit-il, au motif d’une fébrile reconstruction des systèmes scolaire etuniversitaire haïtiens, de reproduire uneÉcolede l’apartheid linguistique, une Université haïtienne vermoulue, archaïque, uniquementélitiste et qui forme encore des cadres en instance de départ ou candidats ausauve-qui-peut vers l’Amérique du Nord ?
De manière plus essentielle –et àtravers des questionnements, entre autres, sur le modèle d’université, leschoix d’enseignement, les contenus des cours et des manuels scolaires etuniversitaires, les modèles d’enseignement, les savoirs et savoir-faire àtransmettre–,la problématiquede la langue (ou des langues) de transmission des savoirs dans l’espacescolaire et universitaire mérite d’être abordée en amont de touteentreprise de reconstruction ou de refondation du système éducatif haïtien.
Quatreans après, qu’est-ce qui a véritablement été « reconstruit » ? Le système? Quelques édifices ? Quelques programmes scolaires et universitaires ? Quelleest aujourd’hui la configuration du système éducatif haïtien dans sonensemble ? Qu’en est-il des compétences du corps enseignant ? Par-delà lesdiscours de circonstance ou de propagande, comment s’exprime, notamment chez lesenseignants haïtiens, une lecture objective des réalités du secteur éducatif ?
Bien avant que la catastrophe du 12 janvier 2010 ne s’abatte sur Haïti, un travailremarquable par sa méthode consultative à l’échelle du pays et en diaspora aété mené par le Groupe de travail sur l’éducation et la formation (GTEF)[3]de 2008 à 2010. Les diagnostics et conclusions rendus par le GTEF furent salués par de nombreux enseignants, analysteset gestionnaires du domaine de l’éducation. Mais alors que le GTEF a couvertlargement tous les champs du système éducatif, la cruciale question des languesd’enseignement en Haïti n’a été abordée que timidement par le groupe. Et sinous avons auparavant publiquement souligné le sérieux de la démarche du GTEF,nous avons également signalé son insuffisance, son manque d’audace car il n’a pas su ou n’a pas été capable de proposer unprojet porteur d’une véritable révolution linguistique dans le domaine éducatifhaïtien. Pour mémoire : parmi les 33 recommandations[4]finalesdu GTEF, seule la cinquième ose timidement énoncer un vœu, rien qu’un vœu,relatif au créole : « Privilégier (sic) le créole comme langue d’apprentissage dans les deux premiers cycles de l’École fondamentale et rendre l’écolier fonctionnel dans les deux langues officielles du pays dès la fin du deuxième cycle fondamental. »Jesoutiens que certains rappels sont nécessaires pour bien situer l’articulation de la dimension linguistique àcelle de la refondation d’un système national d’éducation et pour proposerdes objectifs rassembleurs. Je dis qu’un « Plaidoyerpour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti » doit enamont interroger la configuration linguistique actuelle de l’Éducationnationale, chantier majeur et prioritaire pour le pays.
Premier rappel
Question de base, au préalable: à combien se chiffre l’investissement réel de l’État dans l’Éducationnationale ? Le tableau suivant nous rappelle, une fois de plus, que l’Étathaïtien investit très peu dans le domaine de l’éducation.
Tableau 1- Financement de l’éducation par l’État haïtien
Montant alloué au ministère de l’Éducation nationale
et de la formation professionnelle (MENFP)
Budget total en gourdes * |
Budget du MENFP en gourdes * |
% du budget total |
Budget du MENFP équivalent en $ US ** |
|
2006-2007 | 28 602 530 600 | 4 002 277 410 | 13,99 % | 100 056 935,00 $ |
2007-2008 | 79 193 917 545 | 6 485 744 508 | 8,19 % | 162 143 613,00 $ |
2008-2009 | 36 225 144 100 | 5 142 610 000 | 14,2 % | 128 565 250,00 $ |
2009-2010 | 88 247 155 852 | 7 391 837 285 | 8,38 % | 184 795 932,00 $ |
2010-2011 | 106 284 926 099 | 11 167 944 797 | 10,51 % | 279 198 620,00 $ |
2011-2012 | 121 000 978 210 | 19 380 722 133 | 16,02 % | 440 470 958,00 $ |
2012-2013 | 131 543 490 805 | 19 334 114 238 | 14,70 % | 439 411 687,00 $ |
2013-2014 | 118 680 548 947 | 16 244 472 583 | 13,69 % | 360 988 280,00 $ |
Le budget 2013-2014 a été déposé au Parlement haïtien le 22 avril 2014; il n’était pas encore ratifié à la date de publication de ce « Plaidoyer ».
*Estimation à partir des tableaux de « L’état d’exécution des dépenses budgétaires » pour ces deux exercices.
**Moyennement, un dollar US équivaut à 40 Gdes – 44 Gdes de 2011 à 2013 – et 45 Gdes en 2013-2014
Source : Ministère de l’Économie et des finances d’Haïti
À bien interpréter ce tableau, un premier constat s’impose : l’effortd’investissement de l’État dans l’éducation n’est pas constant, et le montantoctroyé au secteur éducatif se situe à un niveau relativement faible dansl’ensemble. S’ensuit un deuxième constat : la part relative du secteuréducatif dans le budget total est en baisse pour les deux derniers exercicesfiscaux, alors même que l’éducation est proclamée « priorité des priorités » sur tous les toits. De manière absolue, l’apport financier maintenu àce rythme et à ce niveau ne pourra jamais suffire à l’État haïtien pour agirvalablement sur le système éducatif. Sans compter que plus de la moitié dubudget du secteur éducatif est consacrée aux dépenses de fonctionnement duministère de l’Éducation.
Dansla foulée du 12 janvier 2010, afin de donner corps aux multiples vœux dechangement du système éducatif, il y a eu l’élaboration d’un « nouveau Plan opérationnel 2010-2015 »évalué à 4,3 milliards de dollars américains. Ce nouveau devait êtrefinancé à hauteur de 49 % par l’État haïtien, et la différence, soit 51 %, parles bailleurs internationaux et les ONG. Un bilan partiel de ce « Plan » a étérendu public au cours des « Assisesnationales sur la qualité de l’éducation en Haïti », en avril 2014, et ilfait état des « flops [5] »;le directeur de l’Unité de planification et de coordination des projets au ministèrede l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) a expliquél’échec de ce avant tout par la non-disponibilité des fonds prévus. Un « flop »qui a quand même englouti 645 000 000 de dollars américains, soit lemontant déjà décaissé pour la mise en œuvre du « Plan »…Àvisière levée, il faut donc demander aux décideurs et acteurs impliqués dans lagouvernance du système éducatif haïtien pourquoi ils s’obstinent à appliquerune vieille formule qui ne fonctionne guère. En effet depuis plusieursdécennies on gaspille d’énormes ressources à essayer de mettre en œuvre des« plans » et « réformes » que l’on sait à l’avance voués àl’échec mais qui donnent le sentiment que l’on « bouge », l’on« avance », l’on « réforme » ou « modernise » lesystème. La stratégie bien établie dans le milieu des experts de tous horizonsest de construire des « plans » titanesques à financer en grandepartie par une communauté internationale qui excelle dans le jeu des promessesnon tenues envers Haïti. Cette stratégie consistant à « faire des plans »pour encore « faire des plans » s’est épuisée; elle a échoué tout enproduisant au passage une grande perte d’énergie et de ressources parallèlementà la déperdition accélérée du système éducatif. Il faut aujourd’hui oser entirer toutes les conséquences. N’est-il pas temps pour l’État haïtien d’arrêterces gaspillages récurrents des ressources trop limitées du pays, de prendre enmain une fois pour toutes la refondation du système éducatif avec sérieux,intelligence et compétence, et de résoudre du même mouvement et avec toute larigueur qui s’impose le « problème linguistique haïtien » ?
Deuxième rappel
Lessources [6]documentaires les plus fiables attestent que l’État haïtien se trouve en dehorsde la gouvernance d’un système éducatif largement contrôlé par les secteursprivés local et international à hauteur de 80 %. Par conséquent, il faut bien comprendre quenous ne sommes pas en présence d’UN SYSTÈME ÉDUCATIF national : Haïti abrite de fait PLUSIEURSSYSTÈMESÉDUCATIFS atomisésdont l’État n’a ni le contrôleadministratif et financier ni les moyens professionnels et techniques d’enévaluer la qualité, en particulier au niveau universitaire. Dans un telenvironnement –celui du lourd déficit de gouvernance de l’État–, quels sontles moyens que se donne l’État pour reprendre graduellement le contrôle de cessystèmes éducatifs ?
Troisième rappel
Laréalité nous enseigne bien que la déperdition de l’enseignement en Haïti estintimement liée à la problématique linguistique. En dépit de laréforme Bernard de 1979 qui a introduit le créole –avec un lourdhandicap de compétences et instruments didactiques préalablement bâtis–, commelangue enseignée et langue d’enseignement dans notre système éducatif, l’Écolehaïtienne assure jusqu’à présent la transmission et la reproduction des connaissancesen français, langue seconde. C’est bien à cette enseigne que réside, parmid’autres qui lui sont liées, la cause première du naufrage de l’éducation enHaïti. Faut-il souligner que trois réformessuccessives du système éducatif se chevauchent encore et toujours –àsavoir la réforme Bernard de 1979le PNEF (Plannational d’éducation et de formation) de 1997-1998; la Stratégienationale d’action pour l’éducation pour tous de 2007–, auxquelles ilfaut ajouter le récent Plan opérationnel 2010-2015 ? Malgré tout, l’enseignementdu créole et en créole demeure très limité et s’effectue selon un rapiéçage hétéroclitede « méthodes » diverses. Le matériel didactique de qualité pour l’enseignement du créole et en créole est dérisoire, peu diffusé et fait encore très largement défaut àl’échelle nationale. Et l’enseignement du français langue seconde demeure laplupart du temps traditionnel, lacunaire, inadéquat, sans lien avec la cultureet les réalités du pays. La plupart des analystes s’accordent à dire qu’un trèsgrand nombre d’élèves qui parviennent à achever leurs études secondaires nemaîtrisent ni le créole ni le français à l’aune de la compétence écrite etorale. Et, à terme, cet enseignement aboutit à la reproduction de lasous-compétence linguistique des élèves, des étudiants ainsi que des futursenseignants au bout de la chaîne de formation.
Quatrième rappel
Laqualité de l’éducation dépend en grande partie, mais pas uniquement, de laqualité de la formation des enseignants et des professeurs. Or lasous-qualification du corps enseignant et professoral demeure un lourd obstacleà tout objectif d’amélioration de la qualité de l’éducation dans l’Haïti de 2014. Cette sous-qualificationaccumulative n’est pas un effet du hasard. Ainsi, il est amplement attesté que ladictature des Duvalier père et fils a systématiquement décapité le corpsenseignant haïtien obligé de s’exiler en grand nombre, –plusieurs membres ducorps enseignant/professoral ont été pourchassés et assassinés au motif qu’ilsétaient « communistes »–, provoquant ainsi une baisse abrupte de lacapacité de reproduction du capital humain. La fuite continue des cerveaux, surenviron 50 années, a accéléré la chute de la qualité de l’éducation au pays. Ilimporte aujourd’hui d’en tirer toutes les conséquences dans l’optique d’unerefondation de l’Éducation nationale sur la base de l’aménagement obligatoire denos deux langues officielles dans tous les cycles d’enseignement en Haïti.
Crédit photo : Marc Pulvar
Parailleurs, ces quarante dernières années, aucune donnée documentaire accessibleet vérifiable ne permet de connaître avec exactitude la langue utilisée majoritairementpar les enseignants du privé et du public en salle de cours. Il est tout aussidifficile d’établir une rigoureuse typologie du corps professoral, au niveauuniversitaire, tant dans le public que dans le privé : nos professeurs sont-ilsdes géophysiciens, des urbanistes, des environnementalistes, des sismologues,des chimistes, des généticiens, des didacticiens, des spécialistes del’éducation, des maçons, des charpentiers et électriciens certifiés ? Sont-ilsde niveau Capes, maîtrise, doctorat, post-doctorat ? Ce même ministère del’Éducation nationale, qui n’administre que moins de 20 % de l’École de laRépublique, et qui ne gouverne sans doute qu’un si faible pourcentage d’institutionsdans la sombre forêt de certaines « universités » privées, compte-t-il se doter des moyensintellectuels, professionnels et financiers qui lui permettraient de contrôlersinon de garantir la qualité desenseignementsqui y sont dispensés ?
Enfin,au ministère de l’Éducation nationale,existe-t-il des mesures incitatives et/ou contraignantes ciblant laqualification, la mise à niveau et le perfectionnement des enseignants du secteur éducatif dans son ensemble : au plan didactique et au plan de la compétence à enseigner toutes les matières dans les deux langues officielles dupays ?
Cinquième rappel
Jusqu’àtout récemment, le système éducatif haïtien confortait l’usage dominant dufrançais adossé à une vieille politique de renforcement de la francophonie enHaïti au détriment du créole. Hormis la parenthèse de la réforme Bernard, l’Étathaïtien n’a jamais voulu rompre avec cet usage dominant du français tant dans le domaine de l’enseignement quedans celui des rapports entre l’État et les citoyens au périmètre de l’espacepublic.
Crédit photo : La Salle France ( Construction d’un centre éducatif à Cazeau, Port-au-Prince)
Demanière générale, deux corps d’idées s’expriment à propos du créole langued’enseignement et langue enseignée. Il y a d’une part un corps d’idées denature sociologique et idéologique à l’œuvre dans les sociétés postcolonialesqui ont conservé l’usage de la langue des anciens maîtres. En post-colonie, lesdétenteurs des pouvoirs économique, administratif, institutionnel et symboliquereproduisent les valeurs et modélisent les structures institutionnelles quirappellent en tout ou en grande partie le système de référence colonial. Lesrapports différenciés à la langue –qui sont des rapports sociaux nourrissantl’univers symbolique des sujets parlants–, n’échappent pas à cet état de fait.Dans les sociétés postcoloniales, la langue et les valeurs identitaires desdominés dans l’ancien système esclavagiste-colonialiste continuent d’êtredévalorisées voire marginalisées. En ce qui a trait à Haïti, pareilledévalorisation-marginalisation est intériorisée chez des créolophones qui s’opposentà leur tour à l’utilisation de la langue créole dans l’enseignement auquelleurs enfants ont accès. Aujourd’hui encore, on entend et on lit sur des forumsde discussion et dans les journaux : « lecréole n’est pas une langue l’enseignementen créole va nous enfermer sur nous-mêmes, nous isolerle créole est incapable de transmettre desconnaissances scientifiques et technologiqueslapromotion du créole ferme toutes les portes à toutes les autres formes depensée, à tout écrit scientifiquel’introduction du créole a conduit à la dégradation de l’éducation enHaïti », etc.
Il y ad’autre part un corps d’idées liées aux sciences du langage qui promeut une perceptionet une appropriation des langues libérées de tous préjugés, de toutestromperies et de toute barrière discriminatoire. Ainsi, et comme n’a cessé dele rappeler l’Unesco depuis les années 1950, le meilleur support pourenseigner à un enfant est sa langue maternelle. Et la littératurescientifique consigne nombre d’études qui en attestent la véracité. Le corpsd’idées liées aux sciences du langage soutient également que l’enfant qui s’est bâti une identitélinguistique et culturelle à travers l’enseignement de et dans sa languematernelle est bien outillé pour aborder l’apprentissage d’une langue secondeou d’une langue étrangère dès l’école primaire. Le même corps d’idéesassume qu’aucune langue ne souffre d’une quelconque « limitationgénétique » qui empêcherait la transmission des connaissancesscientifiques. On voit par là qu’il faudra constituer un ensemble d’instrumentsdidactiques dans tous les domaines de connaissance, et que cela devra êtreréalisé en vue d’une éducation de qualité en créole. À ce sujet, il est primordial de prêter la meilleure attention auprojet actuellement en cours d’exécution en Haïti et conduit par le linguistedu MIT Michel DeGraff, portantsur l’enseignement des sciences et des technologies dans la languecréole [7].Il est souhaitable qu’un bilan rigoureux de ce projet puisse éclairer sonéventuelle modélisation à l’échelle du pays tout entier.
Crédit photo : Santélys
Le meilleur support pour enseigner à un enfant est sa langue maternelle.L’enfant qui s’est bâti une identité linguistique et culturelle à travers l’enseignement de et dans sa langue maternelle est bien outillé pour aborder l’apprentissage d’une langue seconde ou d’une langue étrangère dès l’école primaire.
Alorsquelle est donc, aujourd’hui, la position de l’État haïtien vis-à-vis la languecréole ? Quelle est la vision linguistique de l’enseignement scolaire etuniversitaire dont peut publiquement se prévaloir l’État haïtien conformément àl’article 5 de la Constitution de 1987 ? Mieux : l’État haïtien envisage-t-ilde soumettre prochainement un projet de loi de politique linguistiquecontraignante, dont le principal objectif serait d’assurer l’effectivité de laparité statutaire des deux langues officielles d’Haïti dans toutes les sphèresde la vie nationale ? À défaut d’un engagement ferme et global au plushaut niveau de l’État, le ministère del’Éducation nationale est-il capable de porter au sein de l’Exécutif et desoumettre au Parlement haïtien, en 2014, un projet de loi d’aménagementlinguistique pour l’ensemble du secteur éducatif et ciblant toutes les écoleset universités du pays ?
Rompre avec le cycle borgne du rapiéçage de l’enseignement en Haïti
Dansle domaine de l’éducation ces quarante dernières années, à vouloir obstinément « fairedu neuf avec du vieux », l’État haïtien a épuisé l’essentiel de ses atoutset recettes; il a de la sorte expérimenté différentes «approches structurantes» et dansé jusqu’au tournis la valse du cul-de-jatte sur de nombreuses tribunesnationales et internationales. Au début du mois d’avril 2014, il a encore affichél’illusion de pouvoir, sans passer par le rez-de-chaussée, aménager letroisième étage d’un édifice –l’École et l’Université de la république d’Haïti–,sans même se donner la peine de choisir de refonder profondément les structures de based’un tel édifice en y aménageant demanière contraignante nos deux langues officielles en vue de latransmission bilingue des savoirs et dans l’optique de la mesure de la qualité pédagogiqueet linguistique de ces savoirs. Illustration :nulle part dans la programmation, la problématique linguistique n’a été cibléelors des « Assises nationales sur laqualité de l’éducation en Haïti » tenues à Port-au-Prince en avril 2014. Selonla programmation officielle de ces « Assises» accessible en ligne [8], aucunatelier n’avait pour objectif de débattre de la problématique des languesd’enseignement et de formuler des recommandations pour une « feuille deroute ». Il faut donc bien prendre la mesure que les sujets ainsi que lesobjectifs prévus au débat de cette rencontre l’ont été en conformité avec unetrès ancienne conception élitiste-francophile de l’éducation encore bien ancréedans le milieu. Ainsi ces « Assises »,alors même qu’elles entendaient cibler la qualité de l’éducation en Haïti, ontde fait ouvertement tourné le dos à toute vision associant cette qualité à l’équitédes droits linguistiquesdansle champ éducatif haïtien; elles ont publiquement ignoré la problématiquelinguistique, tourné le dos à l’urgence et au besoin de l’aménagementméthodique du créole dans l’enseignement public et privé en Haïti. RadioMétropole [9]depuisPort-au-Prince, s’est fait l’écho du questionnement de nombreux observateurs : « De réformes en réformes, de pactes en pactes, d’assises en assises, l’amélioration de la qualité de l’éducation en Haïti reste un vœu pieux. L’adoption d’une feuille de route pour l’amélioration, dit-on, de l’enseignement supérieur, y changera-t-il grand chose ? Je ledis haut et fort : tant que l’État haïtien n’aura pas totalement fait sienne, ycompris au plan législatif, l’incontournable vision de l’aménagementcontraignant des deux langues de notre patrimoine linguistique; tant que l’Étathaïtien n’aura pas compris l’impératif de repenser l’École haïtienne sur labase de l’équité des droits linguistiques, il se condamne à reproduire àl’infini et à l’identique du rapiéçage systémique, à cultiver des programmes fanfaronsdu type PSUGO [10],à béatifier mois après mois le catéchisme itératif et suranné des colloques etautres pèlerinages n’ayant aucun effet réel mesurable sur l’effectivité et lagénéralisation d’une École et d’une Université de qualité en Haïti.Rompreavec le cycle borgne du rapiéçage de l’enseignement en Haïti, c’est doncdavantage, aujourd’hui, porter en lumière lavision linguistique de la refondation de la totalité du champ éducatif national.Il s’agit ainsi :
1)de proposer dès maintenant à toutes les instances de la société civiled’introduire, dans l’espace publichaïtien, la notion essentielle d’uneéthique et d’une culture des droitslinguistiques [11]en Haïti;
2)de proposer publiquement au ministère de l’Éducation, dès aujourd’hui, un moratoire national marquant un tempsd’arrêt ciblé quant à la mise en route de toute nouvelle « réforme » éducative, de toute nouvelle « feuille deroute », de tout nouvel « observatoire » afin deréactiver, pour une période d’un an, la Commission dite du GTEF renforcée del’apport de linguistes et de didacticiens. Elle aura pour mandat spécifique de proposer àla société et au Parlement haïtien un avant-projet de loi et des mesures contraignantespour l’aménagement obligatoire du créole de la maternelle à l’enseignementsupérieur et technique –et ceci, à parité statutaire avec le français dont leréaménagement sera lui aussi consigné dans le même avant-projet de loi.
Je ledis avec clarté : à contre-courant des habituelles stratégies d’évitementet de marronnage de l’État haïtien face à la problématique linguistique engénéral et, en particulier, face à la complexe question des languesd’enseignement en Haïti, le ministère de l’Éducation a aujourd’hui la liberté defaire un choix historique porteur —unmoratoire national et la réactivation du GTEF renforcé sous mandat ciblé–,indiquant ainsi qu’il est capable de hauteur de vision et de décision en phaseavec l’option de la refondation linguistique du secteur de l’éducation en Haïti. Pareille refondations’inscrit dans le droit fil du plaidoyer pour une éthique et une culture desdroits linguistiques au pays.
Pourquoi faut-il un plaidoyer, aujourd’hui en Haïti, pour une éthique etune culture des droits linguistiques ?
Quelleest la signification de l’expression « droits linguistiques [12]» ? Les droits linguistiquess’enchâssent-ils dans le grand ensemble des droits humains fondamentaux ? Cesdroits s’appliquent-ils aux Haïtiens ? Dans l’affirmative, peuvent-ils êtrerespectés ou comment faudrait-il les faire respecter ? Et dans le vastesecteur de l’éducation, peut-on instaurer une législation contraignante quigarantirait l’effectivité du « droit àla langue [13]
D’abord la notion de droitslinguistiques
Au jourd’aujourd’hui, hormis les langagiers, peu de gens savent qu’il existe àl’échelle internationale une « Déclaration universelle des droitslinguistiques [14] ».Cette Déclaration a été proclamée à Barcelone entre le 6 et le 8 juin 1996,durant la Conférence mondiale des droits linguistiques. La Déclaration stipuleque « Tous les peuples ont donc le droitd’exprimer et de développer leur culture, leur langue et leurs normesd’organisation, se dotant pour cela de leur propres structures politiques,éducatives, de communication et d’administration publique Il importe de noter que la Déclarationuniverselle des droits linguistiques établit deux champs de compétences [15]lorsqu’elle proclame l’égalité des droits linguistiques :
Un des apports les plus importants au Droit linguistique consiste dansle fait que la Déclaration considère inséparables et interdépendantes lesdimensions collective et individuelle des droits linguistiques, car la languese constitue d’une manière collective au sein d’une communauté et c’est aussiau sein de cette même communauté que les personnes en font un usage individuel.De cette manière, l’exercice des droits linguistiques individuels peutseulement devenir effectif si l’on respecte les droits collectifs de toutes lescommunautés et de tous les groupes linguistiques.
Pour ces deux champs de compétence,le jurilinguiste Francisco Gomes de Matos [16] exprime par des exempleséclairants la notion de droit linguistique en partant duprincipe que les droits linguistiquessont à la fois individuels et collectifs. Voiciquelques exemples de droits collectifsapplicables aux groupes linguistiques
le droit pour chaque groupe à l’enseignement de sa langue et de sa culture ;
le droit pour chaque groupe à une présence équitable de sa langue et de sa culture dans les médias ;
le droit pour chaque membre des groupes considérés de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les relations socio-économiques.
Toujours dans la même optique, et en référence aux droits langagiers de la personne, il s’agit de bien faire comprendreque « Parler de droits linguistiques des citoyens renvoieà la fois à l’idée du droit qu’a tout locuteur d’user de sa langue et du droitde toute langue à être préservée [17] ». LaCharte universelle des droits langagiers fondamentaux de la personne rédigéeen 1993 par la Fédération internationale des professeurs de langues vivantes àl’attention de l’UNESCO décrit bien lesdroits langagiers de la personne [18].En voici des extraits :
·toute personne a le droit d’acquérir sa langue maternelle ;
toute personne a le droit d’acquérir la langue officielle ou au moins une des langues officielles du pays responsable de l’enseignement qu’elle reçoit ;
tout jeune a le droit de recevoir l’enseignement de la langue avec laquelle lui-même ou sa famille s’identifie le plus ;
·le droit d’utiliser, parler, lire ou écrire une langue, de l’apprendre, l’enseigner ou d’y accéder ne peut être délibérément opprimé ou interdit.
Enphase avec la Déclaration universelle des droits linguistiques, la linguiste ChristianeLoubier, dans « Politiqueslinguistiques et droit linguistique »,nous fournit un éclairage essentiel sur la notion de droits linguistiques dansses rapports étroits avec la politique d’aménagement linguistique :
À partir du moment où l’on suppose que certaines situations oucertains comportements linguistiques peuvent être orientés par le droit, il estpossible de parler de droitlinguistique (au singulier). Selon le territoire politique considéré, onparlera de droitlinguistique international (ex. : les droits linguistiques garantis parl’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques) oudu droit linguistiqueinterne (constitutions, lois linguistiques, décrets, règlementsadministratifs, etc.)
Cesurvol éclairantde la notion des droits linguistiques et de son cadre jurilinguistiquepermet de confirmer que le peuple haïtien, à l’instar de n’importe quel autrepeuple, a des droits linguistiques et que ces droits linguistiques font partie desdroits humains fondamentaux; ces droits linguistiques sont aussi essentiels quele droit à la santé, à l’éducation, à la liberté d’expression et d’association.
Ensuitele concept d’équité des droits linguistiques
L’équitédes droits linguistiques » s’entend au sens où tous les Haïtiens, égaux devant la loi, ont tous les mêmes droits linguistiques tels que définis plushaut. Les créolophones comme les bilingues créole-français (les francocréolophones) ont les mêmes droitset doivent pouvoir en tout temps les faire valoir aussi bien devant un tribunal,dans une entreprise privée que dans un service de l’Administration publique. Cetteéquité désigne la reconnaissance et l’effectivité du droit à l’usage sansrestrictions de la langue maternelle, le créole, reconnue et promue à paritéstatutaire avec le français. L’équité des droits linguistiques s’entendégalement au sens où tous les Haïtiens ont le droit d’être scolarisés etéduqués dans les deux langues du patrimoine linguistique national, le créole etle français.Et il faut bien prendre en compte que ces droits linguistiques, en conformité avec lajurisprudence internationale, sont d’abord et avant tout du ressort du droit constitutionnel interne (art.5 de la Constitution de 1987) : la constitutionnalité de ces droits obligedonc l’État à légiférer pour en garantir le respect et l’efficience. En clair,il revient à l’État haïtien de légiférer parune loi linguistique particulière qui édicte d’une manière assez exhaustive des droits et des obligationslinguistiques. Nous avons établi la configuration préliminaire d’unetelle législation par l’énoncé d’une exploratoire « Proposition pour l’élaboration dela première loi sur l’aménagement linguistique en Haïti » (auchapitre VII du livre L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions – voir la note 11).
Plaidoyeret équité, même combat
Pourquoifaut-il aujourd’hui impérativement instituer un plaidoyer pour lareconnaissance des droits linguistiquesenHaïti ? Pourquoi dans un pays très majoritairement composé d’unilinguescréolophones avons-nous autant de difficultés à faire accepter l’idée de la paritéstatutaire effective des deux langues officielles ? Comment contribuer à faireévoluer les mentalités qui perçoivent le créole comme un obstacle audéveloppement d’Haïti plutôt qu’un allié stratégique fort et, surtout, comme undroit : le droit à la langue maternelle ? Comment vaincre tous lespréjugés contre le créole, la langue qui cimente l’identité haïtienne, comme ledit en substance notre Charte fondamentale, « Tous les Haïtiens sont unis parune langue commune : le créole » (art. 5 de la Constitution de1987) ?
Ilfaut bien comprendre que du point de vuesociologique, les sujets parlants éduqués par le système discriminant desécoles prodigues du tout en français–un système qui valorise uniquement le français–, ne font que reproduire des clichés,des idées reçues, des préjugés, des attitudes discriminatoires envers la languecréole qu’ils ont appris très tôt à snober alors que ces mêmes personnes,paradoxalement, emploient le créole dans leurs communications quotidiennes.Pour toutes ces personnes, pourtant créolophones de naissance, la« créolisation » des élèves et étudiants est l’expression même del’échec du système éducatif haïtien. (On notera au passage que le terme« créolisation » est employé sur certains forums haïtiens dediscussion de manière abusive, sans aucune référence scientifique à ce conceptqui a un sens précis en linguistique.) Il importe aussi de préciser que lescauses multiples de la dégradation de l’éducation en Haïti sont connues et qu’en aucun cas le créole en tant que languen’est en cause. Des observateurs font remarquer que nombre de sujetsparlants produits par les systèmes éducatifs haïtiens ont de plus en plus dedifficultés à s’exprimer en français, à rédiger une dissertation, à résoudredes problèmes mathématiques, physiques, chimiques, etc. Le premier responsablen’est pas la langue créole en soi mais plutôt nos systèmes inadéquats detransmission des connaissances, nos systèmes sous-qualifiant la compétencelinguistique aussi bien en créole qu’en français. Bref, sont en cause nossystèmes scolaires qui sont incapables de répondre à la forte demande de lapopulation pour une éducation de qualité ainsi qu’à l’ample différenciationsociale d’une demande provenant massivement de sujets parlants dont la languematernelle est le créole.
Encore aujourd’hui, certaines personnes se réfèrent à un ancien système éducatif danslequel 10 à 15 % de la population avait accès à l’éducation –ceci jusqu’aumilieu des années 1970. Un système élitiste tourné vers l’extérieur qui ne prenaitpas en compte les besoins de la population. L’immense majorité de la populationétait (est) exclue de ce système tel que le décrit la réputée linguiste Dominique Fattier : «(…) les unilingues créolophones, soitl’immense majorité des Haïtiens, (sont) tout simplement marginalisés puisqueprivés de leur droit d’accès effectif à la langue de l’État, exclus du savoir,du pouvoir, de la ‘culture cultivée’, domaines réservés au français[20]» Comme corollaire, le système ne produisait pas en quantité suffisante des professeursqualifiés pouvant satisfaire cette grande demande d’éducation, d’autant plusque la fuite des cerveaux n’a fait que réduire le stock de formateurs bienformés. Dès le milieu des années 1970, afin de satisfaire une demande massived’éducation, l’École haïtienne à deux vitesses est née de la multiplication desécoles « borlettes » où la qualité n’était pas au rendez-vous. Ce qu’on observe aujourd’hui, n’est riend’autre que les résultats d’une lente décomposition du système éducatif haïtienbicéphale sur les 40 dernières années. En Haïti, aujourd’hui –hormis lesécoles « élitistes »–, l’éducation de qualité n’existe ni en français ni encréole. Ce qu’il faut bien voir c’est qu’une éducation de qualité peut êtredispensée aussi bien en français qu’en créole. Une éducation de qualitétransmise en créole sera d’autant plus efficace que la langue maternelle desapprenants est le créole. Alors c’est également pour répondre à cespréoccupations que j’inscris ce « Plaidoyer pour une éthique et une culture desdroits linguistiques en Haïti » au débat public.
S’ilne fallait retenir qu’une seule idée centrale plaidant l’urgence et lanécessité d’instituer dès maintenant un « Plaidoyerpour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti », je retiendraisle droit à la langue au titred’un droit humain essentiel et inaliénable. Le droit à la langue est un droitpremier et il ne faut jamais perdre de vue que l’être humain, qui est un êtrepensant et parlant, existe à travers sa langue et que c’est dans sa languematernelle qu’il exprime en tout premier lieu son être au monde ainsi que savision du monde. De ce point de vue le droit au créole, langue maternelle, quiest un droit premier et essentiel, justifie entièrement la reconnaissance etl’effectivité des droits linguistiques en Haïti.
Laréflexion qui est immédiatement liée à « larefondation complète du système éducatifhaïtien » est dès lors la suivante : nous voulons tous d’une éducation dequalité en Haïti et pareille exigence à laquelle nous souscrivons d’emblée s’avèrerassembleuse. Une éducation de qualité nous dit-on ? Certainement, maisencore une fois ne faut-il pas en amont se doter des instruments permettant decirconscrire et de mesurer l’adéquation entre la qualité de l’éducation et l’environnementlinguistique dans lequel s’inscrit cette éducation ? En clair : dansquelle(s) langue(s) une éducation de qualité doit-elle être aujourd’huiconceptualisée, promue, mise en œuvre, évaluée et modélisée ?
Répondreà une question aussi cruciale consiste aussi à assumer qu’il faut aujourd’hui impérativementinstituer dans l’espace public un plaidoyerpour la reconnaissance desdroits linguistiques en Haïti parce que :
droit à la langue, quidésigne et consacre la reconnaissance et la primauté de la langue maternelle, estun droit humain fondamental pour tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti; lareconnaissance du droit à la langue maternelle doit être arrimée aux autresdroits fondamentaux consignés dans la Constitution de 1987.
droit à la langue impliqueégalement que tous les Haïtiens ont le droit d’être scolarisés et éduqués dansles deux langues officielles du pays, le créole et le français, et que l’État al’obligation constitutionnelle d’assurer leur scolarisation dans ces deux langues.
droit à la langue faitobligation à l’État haïtien de légiférer en matière d’aménagement du créole etdu français dans l’espace public comme dans le champ éducatif. Seules desgaranties légales et institutionnelles, instituées au préalable dans le cadred’une loi contraignante d’aménagement linguistique, peuvent rassembler lesunilingues créolophones autour de la restitution de leur droit à la languematernelle reconnue et promue dans l’espace public comme dans le champéducatif.
Conclusion
Cettemanière d’éclairer la notion de droitslinguistiques et celle du droit à lalangue devrait interpeller les «décideurs » haïtiens, notamment ceux quioeuvrent dans l’un des chantiers majeurs de l’aménagement de nos deux languesofficielles, le champ éducatif où se noue et se joue pour une grande partl’avenir du pays. Quatre ans après le séisme de 2010, la priorité demeure aussi fortementprégnante, aussi hautement parlante pour nombre d’enseignants, de linguistes etde cadres de nos systèmes atomisés d’éducation : nous sommes porteurs d’unevision selon laquelle il s’agit d’instituer « larefondation complète du système éducatif haïtien ». Et je préciseque pareille refondation doit être pensée avec, en son épicentre comme en saguidance, l’aménagement de nos deux langues officielles en salle de cours etdans toutes les articulations d’unnouveau système national d’éducation. Cette vision de la refondation estcertes plus exigeante, plus ardue à mettre en œuvre. C’est celle qui provoquedepuis longtemps les stratégies d’esquive et de marronnagede l’État en raison de son incapacité à faire face, frontalement,au « problème linguistique haïtien » convoqué par Pradel Pompilus au cours desannées 1960. Ce dont il faut rigoureusement tenir compte, c’est que depuis laréforme Bernard, l’État haïtien n’a produit aucun énoncé argumenté etsystématique destiné à guider une politique linguistique dans les salles declasse et dans l’ensemble du système. Il n’a produit ni un énoncé déclaratif niun énoncé contraignant, d’application obligatoire, signifiant qu’il avaitcompris la nature et l’ampleur d’une lame de fond dans le paysageéducatif, à savoir la différenciation sociale de la demande d’enseignement,dans la capitale et dans les grandes villes de province, perceptible dès lesannées 1970.
L’éclairage de ces notions interpelleégalement la société haïtienne dans son ensemble car jusqu’à présent elle nedispose d’aucune législation contraignante, d’aucune autorité ou institution normative au pouvoir contraignant,d’aucun mécanisme juridique (ou règlement d’application) contraignant capablesd’assurer la mise en œuvre d’une politique d’équité linguistique dansl’Éducation nationale comme dans l’espace public des relations entre l’État etles citoyens. Manifestement il y a un combat citoyen à mener sur ce terrain où ilfaudra jour après jour faire comprendre très concrètement le rôle et la placedes droits linguistiques auxcôtés des autres droits fondamentaux des citoyens.
Ilfaut donc, encore une fois et constamment, remettre en lumière la réalité que «Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole. Le créoleet le français sont les langues officielles de la République » (art. 5 de la Constitution de1987). Cette réalité implique un choix de société et l’obligation derésoudre le trop souvent délaissé « problème linguistique haïtien ». Chacunde nous n’est-il pas invariablement concerné ? Cela signifie que l’on devra avec patiencelonguement travailler à ce que la société haïtienne se rassemble autour del’idée bâtisseuse d’une politique linguistique contraignante ciblant la paritéstatutaire effective de nos deux langues officielles et qui sera en mesure,dans le champ éducatif, de structurer la transmission des savoirs de lamaternelle à l’enseignement supérieur et technique.
Dansun texte d’une rare luminosité daté du 10 février 2010, « Haïti : la refondation d’une nation [21] »,Jean-Claude Bajeux (1931 – 2011) nous en instruisait en ces termes : « L’accès de tous les enfants au maniement desdeux langues est en même temps l’ouverture au savoir, donc l’accès à laliberté. Le fait qu’il n’existe pas encore à l’usage d’une éducation nationaleofferte à tous les enfants sans exception, une méthode pédagogique d’accès aumaniement des deux langues, est littéralement invraisemblable.» Le présent« Plaidoyer pour uneéthique et une culture des droits linguistiques en Haïti » s’en faitl’écho, en consigne amplement les traces et est au rendez-vous de plusieursdéfis et priorités. Il nous appartient de vouloir et de savoir y répondre demanière rassembleuse et durable.
Groupe de travail sur l’éducation et la formation (GTEF, Port-au-Prince, mars 2009). « Façonnons l’avenir ».
[4]Les 33 recommandations du GTEF
[5]Éducation/Assises – Bilan du Plan opérationnel (étape 2012-2015)
[6]Voir entre autres : LouisAuguste Joint (2006). Système éducatifet inégalités sociales en Haïti. Paris, L’Harmattan; voir aussil’UNICEF : « Le droit à l’éducation pour tous
[7]Michel Degraff, 20 mars 2014. « Inisyativ MIT-Ayiti ap kore edikasyon sanbaryè ann Ayiti ».
[8]Voir la programmation des Assises nationales sur la qualité de l’éducation en Haïti (avril 2014).
Dans la programmation du mardi 8 avril 2014, à l’atelier no 5, on peut lire « minorité linguistique » parmi les sous-thèmes retenus. Il est difficile de croire que cette expression « minorité linguistique » fait référence à la problématique linguistique haïtienne…
Pour un éclairage sur lePSUGO (Programme de scolarisation universelle et de gratuité obligatoire), voirJunia Barreau. « Sans démagogie, mettre l’humain au cœur du développement en Haïti». Revue Haïti Perspectives, vol. 2, no 2 été 2013.
[11]Sur la notion centrale de droits linguistiques, sur celledu droit à la langue, voir Berrouët-Oriol,R., D., Cothière, R., Fournier, H.,Saint-Fort (2011). L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihcaet Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
Voir la référence de la note 11.Voir aussi : Joseph-G. Turi (1990). « Le droit linguistique et les droitslinguistiques ». Dans Les Cahiersde droit, vol. 31 no 2 : les Presses de l’Université Laval,Québec.
[13]Voir la noteprécédente
Déclaration universelle des droits linguistiques ».
[15]Idem
[16]Voir l’Union latine : http://dtil.unilat.org/tercer_seminario/actas/kilanga_fr.htm
[17]Idem
[18]Idem
ChristianeLoubier (s.d.). « Politiques linguistiques et droit linguistique».
Dominique Fattier (2006).« Haïtiet ses langues : représentations et réalités ».Dans Présences haïtiennes : Université de Cergy-Pontoise, Centre derecherche textes et francophonies, p. 166.
Jean-Claude Bajeux, 10 février 2010. « Haïti :la refondation d’une nation ». Dans Rien n’a été en vain -Aperçu sur les droits humains à l’aube du XXIesiècle. Rodolfo Mattarollo, février 2013. (s.l.e.)