Le 23février 2015, à l’invitation de l’OIF (Organisation internationale de laFrancophonie), j’ai participé à Paris à la Journée internationale de la languematernelle. À cette occasion j’ai donné une communication titrée « Ledroit à la langue maternelle dans la Francocréolophonie haïtienne ». Envoici le texte intégral.
LE DROIT À LA LANGUE MATERNELLE
DANS LA FRANCOCRÉOLOPHONIE HAÏTIENNE
Par Robert Berrouët-Oriol
Lancement du livre « L’aménagement linguistique en Haïti :enjeux, défis et propositions ». Montréal, février 2011.
Journéeinternationale de la langue maternelle
Organisationinternationale de la Francophonie & Unesco
Paris, 23février 2015
L’année2011 marque un tournant dans l’étude de la configuration linguistique d’Haïti.C’est en effet en 2011 que la configuration linguistique de ce pays de laCaraïbe a été explicitement abordée pour la première fois en termes de «droits »,de « droits linguistiques » et de « droit à la langue »alors même qu’elle avait été auparavant abordée sous d’autres angles (approcheshistorique, comparative, pédagogique…). La mise en perspective du « droità la langue maternelle » constitue le pivot autour duquel s’articuleune vision novatrice et conséquente d’intervention inclusive de la Francocréolophoniehaïtienne dans le champ éducatif comme dans l’espace public des relations entrel’État et les citoyens. La présente communication s’attachera à expliciter lavision du « droit à la langue maternelle » au regard de « l’équitédes droits linguistiques » et des défis à l’œuvre dans lesystème éducatif haïtien où se noue et se dénoue l’apprentissage de la languefrançaise.
Cettecommunication s’articule donc autour des axes suivants :
La notion générique de droits linguistiques;
Les notions de droit à la langue et de droità la langue maternelle;
La notion d’équité desdroits linguistiques;
La configuration linguistiqued’Haïti et le « droit à la langue maternelle » : illustrationdans le domaine de l’éducation;
Conclusion prospective.
La Francocréolophoniehaïtienne forte de ses 10 millions de locuteurs et dont le statutinstitutionnel est conféré à l’article 5 de la Constitution de 1987, estconstituée de l’espace géopolitique d’Haïti caractérisé selon la vision dont jesuis porteur par la « convergence linguistique » entre le créole etle français, les deux langues officielles du pays. Par « convergence linguistique »j’entends une réalité de langues en contact vue non pas en termes de rapportsde langues dominant/dominé ou de diglossie mais plutôt en termesd’enrichissement mutuel et de redéfinition du statut des langues en contactselon les modalités de la parité linguistique. La Francocréolophonieassume les deux patrimoines linguistiques d’Haïti –les patrimoines francophoneet créolophone–, et elle interpelle l’État en vue de l’efficience du« droit à la langue maternelle » par la future mise en œuvre d’unepolitique d’aménagement linguistique.
Quelleest la signification de l’expression « droits linguistiques » ?Les droits linguistiques s’enchâssent-ils dans le grand ensemble des droitshumains fondamentaux ? Et dans le vaste secteur de l’éducation, peut-oninstaurer une législation contraignante qui garantirait l’effectivité du « droità la langue maternelle»?
La notion générique de droits linguistiques
La notiongénérique de « droits linguistiques » recouvre son acceptionpropre ainsi que les notions spécifiques de « droit à la langue » etde « droit à la langue maternelle ». Le Thésaurus en ligne del’activité gouvernementale(TAG) du gouvernement du Québec définitde la manière suivante les « droits linguistiques » : « Ensembledes droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communautélinguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, ledroit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communicationet le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels».Les « droits linguistiques » désignent les droits etobligations qui se rapportent à l’effectivité de la langue maternelle, au pleinexercice du droit en toutes circonstances à l’usage de la langue maternelledans une communauté de locuteurs. Les « droits linguistiques »recouvrent aussi le droit à l’usage d’une langue seconde chez les sujetsparlants dans une communauté donnée.
Au jourd’aujourd’hui, hormis les langagiers, peu de gens savent qu’il existe àl’échelle internationale une « Déclaration universelle des droitslinguistiques ». Cette Déclaration a été proclamée à Barcelone entrele 6 et le 8 juin 1996, durant la Conférence mondiale des droits linguistiques.La Déclaration stipule que « Tous les peuples ont (…) le droit d’exprimer etde développer leur culture, leur langue et leurs normes d’organisation, sedotant pour cela de leur propres structures politiques, éducatives, decommunication et d’administration publique ».
LaDéclaration universelle des droits linguistiques établit deux champs decompétences lorsqu’elle proclame l’égalité des droits linguistiques :
« Un des apports les plus importants auDroit linguistique consiste dans le fait que la Déclaration considèreinséparables et interdépendantes les dimensions collective et individuelle desdroits linguistiques, car la langue se constitue d’une manière collective ausein d’une communauté et c’est aussi au sein de cette même communauté que lespersonnes en font un usage individuel. De cette manière, l’exercice des droitslinguistiques individuels peut seulement devenir effectif si l’on respecte lesdroits collectifs de toutes les communautés et de tous les groupeslinguistiques.»
Pour cesdeux champs de compétence, le jurilinguiste Francisco Gomes de Matosexprime par des exemples éclairants la notion de droit linguistique enpartant du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs. Voiciquelques exemples de droits collectifs applicables aux groupeslinguistiques :
le droit pour chaque groupe à l’enseignement de sa langue et desa culture ;
le droit pour chaque groupe à une présence équitable de salangue et de sa culture dans les médias ;
le droit pour chaque membre des groupes considérés de se voirrépondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics etdans les relations socio-économiques.
Toujoursdans la même optique, et en référence aux droits langagiers de la personne,il s’agit de bien comprendre que « Parler de droits linguistiques descitoyens renvoie à la fois à l’idée du droit qu’a tout locuteur d’user de salangue et du droit de toute langue à être préservée».LaCharte universelle des droits langagiers fondamentaux de la personne rédigée en1993 par la Fédération internationale des professeurs de langues vivantes àl’attention de l’UNESCO décrit bien les droits langagiers de la personne.En voici des extraits :
toute personne a le droit d’acquérir sa langue maternelle ;
toute personne a le droit d’acquérir la langue officielle ou aumoins une des langues officielles du pays responsable de l’enseignement qu’ellereçoit ;
tout jeune a le droit de recevoir l’enseignement de la langueavec laquelle lui-même ou sa famille s’identifie le plus ;
le droit d’utiliser, parler, lire ou écrire une langue, del’apprendre, l’enseigner ou d’y accéder ne peut être délibérément opprimé ouinterdit.
En phaseavec la Déclaration universelle des droits linguistiques, la linguiste ChristianeLoubier, dans « Politiques linguistiques et droit linguistique »,nous fournit un éclairage essentiel sur la notion de droitslinguistiques dans ses rapports étroits avec la politique d’aménagementlinguistique :
« À partir du moment où l’on supposeque certaines situations ou certains comportements linguistiques peuvent êtreorientés par le droit, il est possible de parler de droit linguistique (ausingulier). Selon le territoire politique considéré, on parlera de droitlinguistique international (ex. : les droits linguistiques garantis parl’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques) oudu droit linguistique interne (constitutions, lois linguistiques, décrets,règlements administratifs, etc.)»
Ce survoléclairant de la notion des droits linguistiques et de son cadrejurilinguistique permet de confirmer que le peuple haïtien, à l’instar den’importe quel autre peuple, a des droits linguistiques et que ces droitslinguistiques font partie des droits humains fondamentaux; ces droitslinguistiques sont aussi essentiels que le droit à la santé, à l’éducation, àla liberté d’expression et d’association.
2. Les notions de droit à la langue et de droit à lalangue maternelle
Cesnotions recouvrent les acceptions suivantes :
Le droit à la langue désigne le droit qu’ont tous leslocuteurs d’acquérir la langue de leur choix dans différents contextesgéographiques et culturels. Il est donc distinct du « droit à la languematernelle ».
Le droit à la languematernelle fait partie du grand ensemble des « droitslinguistiques ». Dans son acception première il désigne le droit à l’usageprivé et public de la langue, le droit que tous les locuteurs ont d’utiliserleur langue native dans tous les contextes de vie. Il désigne et consacreégalement dans le cas d’Haïti la reconnaissance et la primauté de la languematernelle créole au titre d’un droit humain fondamental pour tous les Haïtiensnés et élevés en Haïti. La reconnaissance du droit à la langue maternelle devraêtre arrimée aux autres droits fondamentaux consignés dans la Constitution de1987.
Le droit à la languematernelle fait obligation à l’État haïtien de légiférer en matièred’aménagement du créole dans l’espace public comme dans le champ éducatif.Seules des garanties légales et institutionnelles, instituées au préalable dansle cadre d’une loi contraignante d’aménagement linguistique, peuvent rassemblerles unilingues créolophones autour de la restitution de leur droit à la languematernelle reconnue et promue dans l’espace public comme dans le champéducatif. Le droit à la langue maternelle créole ne s’oppose pas au français,l’une des deux langues du patrimoine linguistique d’Haïti.
3. La notion d’équité des droits linguistiques
«L’équité des droits linguistiques » s’entend au sens où tous lesHaïtiens, égaux devant la loi, ont tous les mêmes droits linguistiques tels quedéfinis plus haut. Les créolophones comme les bilingues créole-français (les francocréolophones)ont les mêmes droits et doivent pouvoir en tout temps les faire valoir aussibien devant un tribunal, dans une entreprise privée que dans un service del’Administration publique. « L’équité des droits linguistiques » désignela reconnaissance et l’effectivité du droit à l’usage sans restrictions de lalangue maternelle, le créole, reconnue et promue à parité statutaire avec lefrançais. L’équité des droits linguistiques s’entend également au sens où tousles Haïtiens ont le droit d’être scolarisés et éduqués dans les deux langues dupatrimoine linguistique national, le créole et le français.
Et ilfaut bien prendre en compte que les droits linguistiques tels que je les aiidentifiés, en conformité avec la jurisprudence internationale, sont d’abord etavant tout du ressort du droit constitutionnel interne (art. 5 dela Constitution de 1987) : la constitutionnalité de ces droits oblige doncl’État à légiférer pour en garantir le respect et l’efficience. En clair, ilrevient à l’État haïtien de légiférer par une loi linguistique particulièrequi édicte d’une manière assez exhaustive des droits et des obligationslinguistiques. Nous avons établi la configuration préliminaire d’une tellelégislation par l’énoncé d’une exploratoire « Proposition pourl’élaboration de la première loi sur l’aménagement linguistique en Haïti »(au chapitre VII du livre L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux,défis et propositions).
4. La configuration linguistique d’Haïti et le « droit àla langue maternelle » : illustration dans le domaine del’éducation
Dans ledroit fil des notions capitales de « droits linguistiques » et de« droit à la languematernelle », comment caractériser laconfiguration linguistique d’Haïti, pays officiellement bilinguecréole-français et qui comprend plus de 10 millions de locuteurs majoritairementcréolophones ? Comment faut-il situer le « droit à la languematernelle » dans l’École de la République et comment caractérisercelle-ci ?
Laconfiguration linguistique d’Haïti se caractérise comme suit :
I- un patrimoine linguistique nationalhistoriquement constitué en partage inégal, adossé à l’institution de l’usagedominant du français et à la minorisationinstitutionnelle du créole à l’échelle nationale;
II- une exemplaire insuffisance deprovisions constitutionnelles au regard de l’aménagement linguistique,insuffisance en phase avec le déni des droits linguistiques de l’ensemble deslocuteurs haïtiens;
III- l’inexistence –conséquence du déficitde vision et de leadership de l’État–, d’une politiquelinguistique publiquement énoncée et promue, préalable à la mise en œuvre d’unplan national d’aménagement des deux langues haïtiennes;
IV- la perduration d’une École haïtienne àdeux vitesses qui engendre l’exclusion sociale, qui pratique la discriminationlinguistique en contexte d’échec quasi-total des trois réformes du systèmeéducatif haïtien à 80% gouverné et financé par le secteur privé national etinternational.
Pourles besoins de la présente communication je traiterai les caractéristiques I etIV.
I. Un patrimoine linguistique nationalhistoriquement constitué en partage inégal, adossé à l’institution de l’usagedominant du français et à la minorisation institutionnelle ducréole à l’échelle nationale.
Dans lesdictionnaires usuels de la langue, l’étymologie du terme « patrimoine » renvoieà « biens de famille », « héritage d’une collectivité, d’une communauté ou d’ungroupe (par ex. le patrimoine littéraire) », ou encore à « ce que l’on transmetd’une génération à une autre (par ex. l’héritage culturel) ». Haïti est riched’un patrimoine linguistique comprenant le créole, langue parlée par latotalité de ses locuteurs natifs, et le français, langue très minoritairementmaternelle et majoritairement seconde et apprise à l’école par environ 15% dela population (il n’existe pas de statistiques officielles à ce sujet). Aumême titre que le patrimoine architectural, littéraire et musical, lepatrimoine linguistique, « bien de la nation et héritage commun à tous leslocuteurs » unilingues et bilingues, a une histoire et s’exprime tant à traversses corpus oraux et écrits que dans des institutions et des textes fondateurs.Ainsi, rédigé et proclamé uniquement en français, l’Acte de l’Indépendance dupremier janvier 1804 appartient au patrimoine linguistique et littéraire du payset il peut être considéré comme étant au fondement de la première interventionimplicite de l’État dans la vie des langues en Haïti. En instituant le nouvelÉtat en 1804, les Pères de la nation, auparavant officiers de l’arméefrançaise, ont institué un usage dominant de la langue française–sans toutefois la proclamer langue officielle–, dans toutes les sphères del’Administration publique, dans les relations entre l’État et ses administréset dans les embryons du système scolaire hérité de la France. Le passage d’unesociété esclavagiste et coloniale à une République indépendante de la Frances’est donc effectué dès les premiers instants sur le mode du refoulement et dela minorisation de la langue maternelle des nouveaux libres, le créole, versles mornes et dans le système de plantations reconstitué presqu’à l’identiquepour répondre aux exigences de la centralisation administrative du pays et auxbesoins de la militarisation à grande échelle du nouvel État encore menacé parl’Europe esclavagiste. De 1804 à 1987, la configuration des rudes rapportséconomiques et sociaux du pays, d’abord sur le mode de la servilitésemi-féodale puis sur celui d’un capitalisme import-export prédateur, a permisla reproduction d’une société de castes et de classes ancrée dans l’exclusionsociale, l’exil dans sa langue et dans « l’en-dehors » de la majorité paysannecréolophone, l’accaparement des pouvoirs économique et politique par les« ayants droit » d’un système verrouillé dès 1804, ainsi que le maintiende l’usage dominant du français dans les appareils d’État, dans l’École dela République, dans l’administration de la justice et dans les autres sphèresde la vie de tous les jours. En 1918, pour la première fois de l’histoirenationale, un statut constitutionnel est accordé à l’une des deux languesdu pays : le français est proclamé langue officielle dans la nouvelleConstitution –rédigée à Washington, sous occupation américaine d’Haïti. Lepartage inégal du patrimoine linguistique haïtien par la minorisation historiqueet de fait du créole, « langue qui unit tous les Haïtiens », prendformellement fin –je dis bien formellement fin–, avec laConstitution de 1987 qui accorde le statut de langue officielle et au françaiset au créole. S’il est convenu d’admettre qu’il s’agit là d’une indéniableconquête historique de la nation haïtienne, il est également établi que cetteConstitution de 1987 n’a pas résolu d’un coup de baguette magique la questionde l’usage dominant du français et de la minorisation du créole dans unesociété qui n’a pas encore fait sienne la notion de droitslinguistiques au titre d’un droit constitutionnel reconnu.
IV. La perduration d’une École haïtienne àdeux vitesses qui engendre l’exclusion sociale, qui pratique la discriminationlinguistique en contexte d’échec quasi-total des trois réformes du systèmeéducatif haïtien à 80 % gouverné et financé par le secteur privé national etinternational.
En dépitde la réforme Bernard de 1979 qui a introduit le créole –avec unlourd handicap de compétences et instruments didactiques préalablement bâtis–,comme langue enseignée et langue d’enseignement dans notre système éducatif,l’École haïtienne, lieu de la transmission et de la reproduction des savoirs etdes connaissances, assure cette transmission et cette reproduction non pas dansla langue maternelle et usuelle des apprenants, le créole, mais plutôt dans unelangue, le français, qui leur est seconde et qu’ils doivent acquérir en mêmetemps que lesdites connaissances. C’est bien à cette enseigne que réside, parmid’autres qui lui sont liées, la cause première du naufrage à la fois didactiqueet citoyen de notre système éducatif national.
Aujourd’hui,en Haïti, malgré les trois « réformes » successives du système éducatif — àsavoir la Réforme Bernard de 1979; le PNEF (Plannational d’éducation et de formation) de 1997-1998; la Stratégienationale d’action pour l’éducation pour tous de 2007–,l’enseignement du créole et en créole demeure très limité et s’effectue selonun rapiéçage de « méthodes » diverses. Le matériel didactiquede qualité pour l’enseignement du créole et en créole est dérisoire, peudiffusé et fait encore très largement défaut à l’échelle nationale. Etl’enseignement du français langue seconde demeure la plupart du temps traditionnel,lacunaire, inadéquat, sans lien avec la culture et les réalités du pays et, àterme, cet enseignement aboutit à la reproduction de la sous-compétencelinguistique des élèves et des étudiants. La plupart des analystes du systèmeéducatif haïtien s’accordent à dire qu’un très grand nombre d’élèves quiparviennent à achever leurs études secondaires ne maîtrisent ni créole ni lefrançais à l’aune de la compétence écrite et orale… Ce n’est pas parce que cesélèves sont des locuteurs natifs du créole qu’ils seraient, à priori,compétents dans la maîtrise du créole… Ce qu’il faut rigoureusement prendre encompte, c’est que l’offre scolaire actuelle –que l’État, d’ailleurs, necontrôle qu’à environ 20%–, est largement insuffisante, « rapiécée »,inadaptée, essentiellement sous-qualifiée tant pour les matières du cursusgénéral qu’au plan de la didactique des deux langues officielles, et elle nepermet pas aux enfants haïtiens d’accéder à une scolarisation de qualité.
En dépitdes conquêtes réelles du créole dans les médias, qui pourraient donner l’illusiond’un aménagement irréversible de cette langue en Haïti, la configurationsociolinguistique de l’École haïtienne est donc encore enchâssée dans les mêmestraits définitoires qui produisent les mêmes effets : le système éducatifnational accorde encore une place secondaire et accessoire à la languematernelle, le créole, et enfante un nombre élevé d’échec et de déperditionscolaires. Aujourd’hui, dans le secteur public de l’éducation, l’État haïtienassure une offre scolaire limitée et de qualité souvent médiocre dans unsystème d’exclusion linguistique. La sous-qualification des enseignants etl’obsolescence des structures et programmes de l’École haïtienne dirigée etfinancée à 80% par le secteur privé, les ONG nationales et internationales,ainsi que la quasi-absence d’outils didactiques standardisés et dehaute qualité en créole ou dans les deux langues nationales, demeurent lescaractéristiques principales du système.
En ce quia trait à la coexistence inégale du créole et du français dans les salles declasse, ce diagnostic se confirme dans la totalité de notre système scolaire.Un tel diagnostic explique et éclaire le quasi-échec des trois réformes de cesystème. Pire: les trois réformes se chevauchent, sont parfois menées enparallèle dans certaines écoles, ou encore sont taillées à la pièce pard’autres écoles en fonction de leurs clientèles ou de leur niveau de « borlettisation» dans un contexte où le Ministère de l’Éducation, lui-même mis sousperfusion financière par l’aide internationale, ne gouverne et ne contrôlequ’une faible partie du système. Il faut aujourd’hui oser prendre la mesure dufait que l’État haïtien se trouve à hauteur de 80% en dehors de la gouvernanced’un système éducatif financé et administré par le secteur privé del’éducation avec lequel il aura à négocier la généralisation del’utilisation du créole à parité statutaire avec le français.
Onretiendra donc, avec l’analyse de ce segment de la configurationsociolinguistique d’Haïti, qu’il n’existe pas encore un plan d’aménagement etde didactique des deux langues officielles en salle de classe –alors même quela Stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous de2007 en énonce des embryons–, et que le patchwork linguistique quicontinue d’avoir cours dans la transmission des savoirs et des connaissancesdans notre système éducatif national constitue, in fine, l’une desprincipales causes de l’échec de l’École haïtienne.
Labalkanisation de l’École haïtienne est aujourd’hui une donnée avérée… Ainsi,nombre d’observateurs et d’enseignants assument que « Le systèmeéducatif haïtien est un système à plusieurs vitesses… Chaque école seprésente comme un système éducatif à part entière. Il y a des écolesnationales, congréganistes, presbytérales, communales ». (…) Chacunde ces sous-groupes se présente comme un système éducatif formant desHaïtiens différents, avec des qualités différentes, des objectifs différents,et quasiment incapables de cohabiter ». (…) Lesystème éducatif actuel n’a pas les moyens de sa politique : ni les moyenspédagogiques, ni les ressources humaines, pour garantir son bon fonctionnement…» Dansle même document auquel je me réfère, il est précisé qu’« Aujourd’hui,sur chaque 100 écoles, 85 appartiennent au secteur privé, à l’Église, aux ONG.Donc, comme ça, l’État n’a aucun contrôle, aucune capacité de contrôler laqualité de l’enseignement fourni par ces écoles».
Il estessentiel de prendre en compte une donnée historique majeure qui, par sonrappel, permet d’appréhender et de mieux comprendre, dans l’École haïtiennecontemporaine, la sous-qualification des enseignants ainsi que l’ampledifférenciation sociale des clientèles scolaires dès le début des années 1980.En effet, avant 1957 et jusqu’au milieu des années 1980, l’École haïtienneformait principalement des écoliers issus des diverses couches urbaines plus oumoins « bilingues » et plus au moins « aisées » de Port-au-Prince et desgrandes villes du pays. Cette École haïtienne répondait plus ou moins à leursbesoins scolaires dans un système pour l’essentiel francophone etlinguistiquement élitiste. Sous la sanglante dictature des Duvalier, lamigration forcée de centaines de milliers de paysans des provinces vers lacapitale à partir des années 1964 a durablement modifié la configuration dutissu urbain de Port-au-Prince (41 % de la population du pays), irriguant lesquartiers populaires, les bidonvilles et les quartiers résidentiels de dizainesde milliers de cohortes d’écoliers issus des couches populaires créolophonesqui allaient transformer et le mode d’occupation de l’espace urbain et lescaractéristiques de la demande scolaire au cours des années 1970 – 1980. Et dèsles années 1960, ce sont des milliers de cadres de l’École haïtienne(enseignants, médecins, avocats, etc.) qui gagnent l’exil (en Afrique, auCanada, aux États-Unis, en France, etc.) pour échapper aux rafles mortifères dela dictature duvaliériste, privant ainsi le système éducatif de ressourcesprofessionnelles essentielles et déclenchant dès lors son entrée dans unesous-qualification accélérée dont il ne s’est toujours pas relevé. On retiendradonc que dès les années 1980, la majorité des élèves du système scolairehaïtien provenait des couches populaires unilingues créolophones aux prisesavec un apprentissage à la fois de la langue française et celui concomitant desconnaissances dispensées dans cette langue seconde apprise à l’école. Pourrésumer : dès cette époque, l’École haïtienne n’est plus celle des différentescouches de la petite et de la moyenne bourgeoisie bilinguefrançais-créole. Elle est celle de centaines de milliers d’écoliers issus descouches unilingues créolophones du pays produisant une demande scolairedifférenciée au plan sociolinguistique et didactique.
En unetrès brève synthèse, je dirai que mon abord de la question des languesd’enseignement s’articule au « droit à la langue maternelle » dans lesystème haïtien d’éducation : celui-ci désigne et consacre lareconnaissance et la primauté de la langue maternelle, le créole, au titre d’undroit humain fondamental pour tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti, ainsique de son usage qui doit être légalement protégé et garanti dans toutes lessphères de la vie nationale; la reconnaissance du droit à la langue maternelledevrait donc être conjointe aux autres droits fondamentaux consignésdans la Constitution de 1987. Le « droit à lalangue » dispose également que tous les Haïtiens ont le droit d’êtrescolarisés et éduqués dans les deux langues officielles du pays, le créole etle français, et que l’État a l’obligation constitutionnelle d’assurer leurscolarisation dans ces deux langues. C’est en vertu de ce droit fondamental queje plaide pour la généralisation de l’utilisation du créole dans tous lessystèmes haïtiens d’éducation, de la maternelle à l’enseignement supérieur ettechnique, à parité statutaire avec le français. L’État a l’obligationde légiférer pour garantir l’efficience du « droit à la languematernelle ». Enfin situer et arrimer les langues d’enseignement au« droit à la langue » revient également à contribuer à uneredéfinition de la citoyenneté haïtienne en termes de droits fondamentaux carla citoyenneté se formule et s’énonce d’abord dans la langue maternelle.
5. Conclusion prospective
Dans laFrancocréolophonie haïtienne, le « droit à la langue maternelle », lecréole, est un droit humain fondamental : au périmètre de la visionlinguistique dont je plaide la pertinence à visière levée, le « droit à lalangue maternelle » ne s’oppose pas à la langue française et au patrimoinelinguistique français légués par l’Histoire. Les patrimoines linguistiquesfrancophone et créolophone sont en Haïti des legs complémentaires et étroitementimbriqués, et pareille imbrication s’articule tout naturellement à la réalitéde la « convergence linguistique ». La notion d’ « équitédes droits linguistiques » que j’ai explicitée dans cette communications’apparie à la « convergence linguistique » entre le français et lecréole, et défendre pareille vision revient à assumer que la défense et lapromotion du « droit à la langue maternelle » est une option porteusepour l’État haïtien comme pour la Francophonie institutionnelle.
Enouvrant ma réflexion au domaine de l’éducation, j’ai abordé un vaste champd’application du « droit à la langue maternelle » :contrairement aux clientèles scolaires bilingues français-créole d’avant 1980,c’est en effet à l’École de la République que s’effectue l’apprentissage de lalangue française en Haïti. Ce constat oblige à des choix linguistiquesconséquents qui appartiennent au domaine de la politique d’aménagementlinguistique relevant de l’État. Or c’est ce choix sinon cette obligationd’aménager nos deux langues officielles dans l’École de la République quel’État haïtien empêtré dans des préjugés post-coloniaux n’arrive toujours pas àfaire et à remplir. L’État louvoie et se réfugie sous le voile d’une processionde réformes qui, toutes, logent à l’enseigne du déni du « droit à lalangue maternelle » lorsqu’elles ne font que maquiller le fameux problèmelinguistique haïtien. Je le dis haut et fort : tant que l’État haïtien n’aurapas totalement fait sienne, y compris au plan législatif, l’incontournable visionde l’aménagement contraignant des deux langues de notre patrimoinelinguistique; tant que l’État haïtien n’aura pas compris l’impératif derepenser l’École haïtienne sur la base de l’équité des droitslinguistiques, il se condamne à reproduire à l’infini et à l’identique durapiéçage systémique n’ayant aucun effet réel mesurable sur l’effectivité et lagénéralisation d’une École et d’une Université inclusives et de qualité enHaïti.
Jeplaide pour la survenue d’une véritable révolution linguistique en Haïti, àsavoir la systématisation de la convergence programmée entre le créole et lefrançais sous le régime de la première et future loi d’aménagement linguistiquequi, tout en donnant la priorité au « droit à la langue maternelle »,le créole, saura garantir l’équité des droits linguistiques de tous lesHaïtiens et la parité institutionnelle entre nos deux langues. Endéfinitive, le meilleur support pour enseigner à un enfant est sa languematernelle. L’enfant qui s’est bâti une identité linguistique et culturelle àtravers l’enseignement de et dans sa langue maternelle est bien outillé pouraborder l’apprentissage d’une langue seconde ou d’une langue étrangère dèsl’école primaire.