Haïti, le français en héritage
Par Jean-MarieThéodat
Université Panthéon-Sorbonne
Institut de géographie, Paris, 2004
Il est coutumier de s’extasiersur la qualité de l’intelligentsia haïtienne, sa maîtrise de la langue deVoltaire et la grâce dont font montre ses poètes dans le maniement desfigures de style classique. Une façon de rappeler sans doute ce que la culturede ce pays doit à la France, l’éloge de l’avatar rejaillissant sur lemodèle; à moins qu’il ne s’agisse de souligner en creux l’analphabétisme etles ténèbres dans lesquels vit le plus clair de la population haïtienne.
En effet, que la languefrançaise soit encore comprise en Haïti, deux cents ans après la rupturemarquée par la proclamation de l’indépendance nationale le premier janvier1804, relève du miracle. Car rien, a priori, ne laissait présagerpareille survivance, ni le regain de vitalité des dernières années. Confinéà la sphère de l’enseignement et de l’administration publique, le françaisaurait pu disparaître à la faveur de la montée en puissance du créole entant que seconde langue officielle, à la faveur également de la concurrencevictorieuse de l’anglais qui est devenu peu à peu la langue de référence desélites locales. La vivacité du français étonne au regard du faible nombrede locuteurs maîtrisant réellement la langue : à peine 10 % de lapopulation. La question se pose de savoir si le maintien de la languefrançaise en Haïti participe de la survivance d’une ancienne aliénationcoloniale, ou s’il s’agit d’un attachement profond à un héritage sacré.
Dans l’élaboration de lapersonnalité historique de la nation haïtienne, la langue française alongtemps joué le rôle d’un coin social, en tant qu’instrument de ségrégation,sans cesser, par ailleurs, de répondre aux besoins d’expression de l’élite.On observe ainsi une relation ambivalente des Haïtiens avec leur doublehéritage linguistique. Le français n’est ni tout à fait une languematernelle, ni tout à fait une langue étrangère. De l’ambiguïté de sonrôle social, à la fois comme élément de promotion et de ségrégationsociale, découle son statut de langue à part.
Le propos est de mettre enlumière les grands traits de cette relation ambiguë avec le bilinguisme,tantôt vécu comme un surcroît de force, tantôt comme un déchirement.
Cependant, on a longtempsidentifié le français à la langue du maître, de l’oppresseur, et le créoleà la langue de l’esclave, du travailleur qui lutte pour sa liberté et sesdroits. Mais la situation d’Haïti est plus complexe qu’il n’y paraît aupremier abord : le créole aussi peut devenir un outil d’oppression entre desmains habiles. C’est l’usage qu’on en fait qui décide du statut de la langue.
Notre idée est que lalibération de la langue créole, fait marquant des années 1980, s’esteffectuée sans libération véritable de la parole. Il y a eu confiscation dudiscours à travers une phraséologie baroque et nationaliste qui ressortit dela même veine populiste et démagogique véhiculée par le français officield’antan. Partant de ce principe, il a paru plus juste d’envisager le rapport del’Haïtien à la langue française dans sa double composante synchronique etdiachronique afin de mettre en lumière à la fois les continuités durables etles rhizomes transversaux de l’enrichissement par le créole.
Haïti : un isolât francophonedans la Caraïbe
L’originalité du françaishaïtien tient en cela que ce n’est pas une langue étrangère, ni une languevernaculaire. C’est la langue de l’administration et de l’élite, le sésamepour faire carrière dans la politique et les fonctions de décision. Ce statutdate de la colonisation et n’a pas été modifié au lendemain de laproclamation de l’indépendance. Les cadres de l’administration ont continuéà utiliser le français et le pays avait à cœur de nommer à l’étranger desdiplomates maîtrisant parfaitement la langue française. Même si la rupture aété franche et totale avec la France sur le plan politique, la fascinationdes Haïtiens pour la culture française n’a pas fléchi après la proclamationde l’indépendance. Bien au contraire, la tradition du voyage à Paris pour lesaînés de famille, afin de se frotter au latin et aux humanités classiquesavant de rentrer au pays occuper les fonctions de notables, s’est maintenue etmême renforcée. Les plus grands écrivains haïtiens du siècle qui a suivil’indépendance ont été formés à Paris ou y ont passé une partie de leur vie: Frédéric Marcelin, Anténor Firmin, Louis-Joseph Janvier, Edmond Paul. AuXX siècle, ce fut le cas également pour Jacques Stephen Alexis et JacquesRoumain. René Depestre, Jean Metellus et Dany Laferrière, pour parler destrésors vivants, sont plus lus à Paris que dans le pays natal.
Le voyage à Paris étaitl’aboutissement logique du cursus éducatif initié le plus souvent dans lesécoles congréganistes tenues par les Frères et les Sœurs des écolesfrançaises : depuis le concordat signé entre le Vatican et le présidentGeffrard, le clergé joue un rôle central dans la formation de l’élite.Jusqu’à la seconde moitié du XX siècle, le clergé local est restémajoritairement français. Dans la capitale et dans la plupart des grandes villesde province, l’évêque était français et l’école publique tenue par lescongrégations religieuses.
Du point de vue culturel, cettespécificité française a placé Haïti dans une situation d’isolementredoublé. C’est d’abord une île dans une île, en ce sens que le pays partagele territoire insulaire avec la République Dominicaine. Aussi la frontièrepolitique entre les deux territoires est-elle une barrière linguistique quipour être poreuse (à grande échelle, pour des raisons évidentes deproximité) n’en a pas moins isolé les Haïtiens de leurs voisins dominicainsdepuis plus de deux cents ans. Deux histoires différentes sur une île communea fait des deux pays un binôme spécial qui hésite entre la gémellitéspatiale et la schizophrénie insulaire.
Cet isolement est encore plusgrand à petite échelle. D’abord au sein de l’archipel dont la majorité deslocuteurs les plus proches géographiquement sont hispanophones (Cuba, PortoRico) ou anglophones (Jamaïque, Iles Turcs et Caïques, Bahamas, îlesCaïmans). À l’échelle du Nouveau Monde, le pays est, mis à part le Canada,le seul pays souverain à avoir le français comme langue officielle.
À l’intérieur même duterritoire, la langue française se trouve dans une situation d’autant plusprécaire que le français n’est jamais la langue maternelle. Il s’agittoujours d’une langue seconde, apprise à l’école, réservée à certainsusages administratifs. Compte tenu du faible taux d’alphabétisation du pays(seulement 62 % des plus de 15 ans savent lire et écrire)1, on peut s’imaginer que seule une minorité manieefficacement le français. Car il ne suffit pas de comprendre une langue, ilfaut pouvoir en faire un outil de culture et d’enrichissement de la connaissance.
Il est pertinent de s’étonner,dans ces conditions, du maintien et de la vitalité de la francophoniehaïtienne. Le paradoxe tient au fait que dans ce pays majoritairementcréolophone et illettré, le français s’est maintenu comme un levier du pouvoirlongtemps après la fin du régime colonial.
Une situation précaire parrapport au créole
Malgré le privilège du statutde seule langue officielle d’Haïti jusqu’à la Constitution de 1987, lefrançais n’a pas empêché la montée en puissance de la langue créole. Avantde gravir les marches du pouvoir constitutionnel, la langue créole a ététenue dans un dédain qui n’avait d’égal que le mépris affiché par lemaître en s’adressant à l’esclave. Le souvenir de la captivité a pesé commeune macule dans la conscience des masses africaines et fait de leur langue –laseule qu’il pouvait comprendre– un motif de honte et d’opprobre. De cettehiérarchie entre les langues, on a tiré la leçon que la langue françaiseétait un instrument d’oppression au service de l’élite mulâtre aux dépensde la masse africaine qui compose la majorité rurale du pays.
C’est confondre l’effet et lacause. La langue n’est pas un instrument ni une arme dont on se sert à une findéterminée; elle est au contraire le révélateur des relationsd’inégalités qu’entretiennent les humains au sein d’un groupe. La langue estbien davantage le miroir des sociétés qu’une arène de combat. La languefrançaise a cette particularité, en Haïti, d’être la langue non pas del’exercice mais de l’expression du pouvoir: les ordres sont écrits enfrançais mais transmis en créole pour être opérationnels. Ce qui renseignesur la nature profonde de l’autorité en Haïti : celle d’un pouvoir usurpé,éloigné du peuple, d’une autorité imposée par en haut et qui a besoin desortilèges pour en imposer au manant.
Il n’y a jamais eu de recherched’un consensus politique et social dans le processus d’indépendancehaïtienne, mais la recherche d’une réponse à une question urgente : occuperle vide créé par l’effondrement de l’ordre colonial. La dialectiquerévolutionnaire haïtienne a tenu les créolophones dans une situationd’infériorité par rapport au français par souci de garder intact lesattributs essentiels du pouvoir de classe qu’exerçaient les planteurs sur lesautres catégories de la population. En s’appropriant la langue des anciensmaîtres, la nouvelle élite haïtienne n’était pas dans une postured’aliénation, mais parachevait par un acte solennel la totale maîtrise dupouvoir et de ses attributs les plus prestigieux.
En tant que symbole de pouvoir,la puissance du français dépasse la sphère de ceux qui le comprennent. Dansl’exercice autoritaire du pouvoir qui a prévalu dans le pays, le recours aufrançais a été un moyen de tenir le peuple à distance, de le diriger sansle guider réellement, de l’instruire sans l’éduquer.
Mais ce n’est pas laspécificité de la langue française d’opprimer les esprits. C’est l’usage quien est fait qui lui confère un statut à part. Les Haïtiens ne ressententaucune hésitation à revendiquer le créole comme un symbole de leuridentité. Or, bien qu’il soit la seule langue comprise de la totalité de lapopulation, le créole n’est pas moins celle du maître que le français. Lecréole est également un héritage de la période coloniale, la langue ayantété forgée par adaptation syntaxique du français ancien aux circonstancesde la communication entre maîtres et esclaves dans le cadre de la plantationcoloniale. Dans la mesure où la base lexicale est majoritairement française,il est permis de se demander qui du maître ou de l’esclave a parlé créole lepremier. Le mythe d’une langue née exclusivement au sein de la communauté desesclaves doit être abandonné. Il repose sur l’idée que, n’étant pascapables de se conformer aux raffinements de la langue, les nègres l’auraientdénaturée en en simplifiant les règles, déformant les mots. C’est une idéeabsurde. Il semble plutôt que les blancs aient eux-mêmes mis au point cesabir commun au milieu des marins et qui permettait aux Bretons, aux Normandset aux Basques qui formaient le plus clair des matelots de se comprendreau-delà de leurs patois respectifs. Qu’il y ait ici et là des élémentsempruntés à la langue des derniers amérindiens, des captifs africains, desvoisins espagnols et des pirates anglais, il n’y a à cela rien d’étonnant :c’est le signe de la vitalité des échanges entre les peuples et del’appropriation par chacun des richesses des autres à travers la langue. Lavéritable originalité du créole par rapport au français se trouve dansl’esprit de la langue, son sens du raccourci sonore et de l’apposition abrupte,pas dans sa matrice.
Le créole, en tant que langue dela majorité des esclaves, a acquis le statut de langue nationale, mais c’estau français qu’allaient traditionnellement les honneurs, en français ques’exprimaient les chefs de l’État. À l’âne le bât et le bâton, au chevalles gallons et la gloire, en quelque sorte.
Aussi, la lutte contre ladictature des Duvalier a-t-elle privilégié le créole comme moyend’expression populaire de la contestation du pouvoir en place. À travers laliturgie, le théâtre et la radio2notamment, le créole a acquis dans les années 1970-1980 une placequi a radicalement changé la donne culturelle en Haïti. De langue paria, lecréole est devenu une langue de culture savante au même titre que lefrançais. En publiant en créole Dezafi, Frankétienne3
premiers titres de noblesse. Le succès quelques années plus tard de sa piècede théâtre Pèlen Tèt a permis de toucher un public plus vaste quis’est aussitôt reconnu dans les imprécations de Piram, le protagoniste,contre l’arbitraire et la folie du pouvoir macoute. Entre la situation desannées 1970, où il était encore interdit de s’exprimer en créole dans lescours de récréation, et l’année 2004 où le président Aristide rédige encréole sa lettre de démission, il y a eu un bouleversement dans le statut etle rapport du français et du créole en Haïti.
Il s’agit d’un phénomènegénéral qui touche d’autres pays créolophones. En effet, après avoir ététenus longtemps en dédain comme de simples patois, les créoles du françaisont acquis droit de cité et sont même enseignés dans certaines écoles de laRépublique. Aux Seychelles, dans les Départements Français d’Amérique, enHaïti, à la Réunion, la revendication identitaire et la participation politiqueprennent souvent la forme d’un combat pour la langue. Dans son ouvrage publiédans les années 1970, Langue créole, languejugulée, DannyBebel-Gisler a montré comment la négation de l’autre passait d’abord par lanégation de sa parole, de sa langue. Trente ans plus tard, la donne a changé.Les langues créoles sont respectées, voire favorisées par rapport aufrançais. Avec plus de huit millions de locuteurs, le créole haïtien estdevenu la plus importante des langues nées dans les îles de la rencontreentre les colons français et les esclaves africains. C’est aujourd’hui lalangue officielle de l’État haïtien, à égalité avec le français. C’est encréole que s’exprime Syto Cavé, le plus grand des poètes haïtiens.
Nouvelles perspectivesfrancophones
Aujourd’hui, cependant, onassiste à un basculement sensible que devrait modifier la relation del’Haïtien au français. Deux paramètres contribuent à modifier la donne :d’une part l’importance grandissante de l’anglais comme langue de la culturescientifique, d’autre part l’hégémonie du créole dans les médias et laculture.
L’opposition facile entre lefrançais et le créole a perdu de sa virulence depuis que les deux langues setrouvent également menacées pas la montée hégémonique de l’anglais. Eneffet, New York et Miami ont remplacé Paris comme destination de la majoritédes étudiants haïtiens. Les universités publiques américaines accueillentde plus en plus d’Haïtiens qui sont l’élite de demain. Ceux qui reviennent aupays après un séjour plus ou moins long en Amérique du Nord en reviennentgénéralement avec une prédilection pour la langue de Wall Street et un rejetdu français. Même le créole qu’ils parlent a tendance à intégrer desexpressions toutes faites importées des États-Unis. L’anglais est devenu lalangue de la promotion sociale des couches nouvelles, celles qui ne sont pasforcément passées par les bancs des écoles prestigieuses de la capitale. Ladiaspora (deux millions de personnes), au pouvoir économique élevé (1,7milliard de dollars par an de transferts), est le principal agent de promotionde l’anglais.
À cet égard, on peut dire quel’anglais est au créole ce que sont les États-Unis aux Haïtiens : l’occasiond’une revanche sur le sort, la traversée et l’apprentissage de la langueprésentant les mêmes aspects d’un voyage initiatique qui doit laver lemigrant de ses origines pouilleuses. Même ceux des migrants qui ne parlent pascorrectement l’anglais ont à cœur de glisser dans la conversation desinterjections ou des exclamations purement yankee, à seule fin d’épater ceuxqui n’ont pas encore eu la chance de sortir du pays.
Par rapport au françaiségalement, l’apprentissage de l’anglais apparaît comme un défi : unesolution de revanche pour ceux qui n’ont pas eu la chance de naître dans unefamille aisée et qui rêvent de promotion sociale. Les cours d’anglais del’Institut haïtiano-américain sont très prisés, et considérés comme leplus sûr moyen d’obtenir un éventuel visa pour les États-Unis. Depuis lesannées 19804, on voitapparaître des écoles privées appliquant le programme en vigueur aux États-Unis. D’abord limitées à une certaine élite économique, ces écolesrecrutent désormais dans les quartiers populaires et attirent en particulierles enfants issus de la diaspora ou dont un des parents se trouve déjà àl’étranger. L’enseignement diffusé est généralement de moins bonne qualitéque celui des écoles congréganistes, mais supérieur à celui des écolespubliques laïques.
Depuis les années 1980,l’irruption de l’anglais dans l’arène linguistique et sociale a obligé à unréajustement des positions respectives du créole et du français surl’échiquier national : le français a perdu son statut hégémonique avec lapromotion du créole comme langue officielle en 1987, à égalité avec lefrançais; le développement de l’enseignement en créole et en anglais lui aenlevé son monopole de seule langue de culture.
Que reste-t-il au français ?
Il lui reste le soutien et laferveur d’une certaine élite qui n’a pas changé du jour au lendemain son moded’expression. Il lui reste également l’action volontariste de quelques agents,missionnaires administratifs, qui s’efforcent à travers le réseau desAlliances françaises de maintenir vivaces les étincelles qui ne veulent pass’éteindre.
La ferveur de l’élite haïtiennepour la culture française est le résultat d’un héritage librement assumé,dans la mesure où les œuvres les plus significatives de la productionintellectuelle nationale ont été écrites en français. À moins de semutiler elle-même, la culture haïtienne ne peut pas se permettre de fairetable rase d’un passé aussi riche : sinon, il faudrait brûler tout EtzerVilaire, renier René Depestre et mettre à sac la Bibliothèque nationale dePort-au-Prince. Les auteurs haïtiens ont su trouver dans la langue françaiseun créneau spécifique par lequel ils véhiculent des formes dereprésentations qui sont universelles. La valeur des écrivains haïtienstient en cela qu’ils ont su s’affranchir du travers de l’imitation ou du styleampoulé caractéristiques des colonisés, pour jeter les fondements d’unnouvel idiome. Le roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée5,a donné la mesure du génie inventif du français haïtien. D’autresdepuis ont poursuivi la tâche en transformant la matière même du langage.Frankétienne, à travers un ouvrage comme l’Oiseau Schizophone6,introduit une dimension chaotique qui fait éclater les limites du langage,à travers la syntaxe, sans dépasser les limites de la langue. Le plus grandécrivain créole est aussi le plus inventif artisan de la langue françaiseécrite en Haïti.
Un nouvelle génération d’auteursde grand talent a depuis pris le relais : Gary Victor, Lyonel Trouillot,Louis-Philippe Dalembert, sont la pointe avancée d’un mouvement de fond quitémoigne de l’enracinement durable du français dans le terreau intellectuelhaïtien. Ces jeunes auteurs sont d’autant plus à l’aise dans leur art, qu’ilsne sont plus isolés comme avant.
Il y a d’abord le rôle joué parle Québec comme relais efficace de la diffusion des œuvres nationales: depuisles années 1970, l’existence àMontréal d’un vivier intellectuel7actif a fait de cette ville un Paris au petit pied pour les intellectuelshaïtiens. Ils y trouvent un soutien intellectuel et un lectorat souventinespérés chez eux. Face à l’hégémonie de l’anglais, les auteurs haïtiensse retrouvent dans la même tranchée que les francophones québécois, ce quia contribué à rapprocher leurs positions. Les Haïtiens, conscients que ladéfense de la langue n’est pas seulement l’affaire de la France, mais de tousceux qui ont reçu le français en héritage, font aujourd’hui cause communeavec leurs homologues francophones de tous pays afin de sauvegarder leurpatrimoine commun. La coopération française joue un rôle de premier plandans l’animation culturelle et intellectuelle du pays depuis des lustres : labibliothèque et la salle de spectacle de l’institut français, àPort-au-Prince, sont les hauts lieux d’une activité foisonnante où lefrançais joue le rôle de ciment et de signe de reconnaissance d’une certaineélite. Plus récente, la bibliothèque Monique-Calixte est appelée à jouerun grand rôle dans l’animation culturelle de la capitale.
Cette nouvelle vague a faitdescendre le français dans la rue, le faisant descendre du même coup de sonpiédestal. La participation des auteurs les plus en vue comme Gary Victor etLyonel Trouillot au mouvement d’opposition qui a emporté le présidentAristide a donné plus de crédit à la langue française comme outild’expression de la contestation. Depuis Aristide, on sait en effet que lecréole peut servir à la démagogie la plus déconcertante. Il n’y a pas, apriori, de langue plus liberticide qu’une autre : toutes les langues seprêtent à un usage plus ou moins cynique de la parole, du langage. C’est pouravoir compris cela que les auteurs haïtiens ont développé un rapport plusdécontracté et plus libre avec le français, dédouané en quelque sorte parles dérives logorrhéiques du créole macoute.
Si la langue française resteencore incomprise de la majorité de la population, elle n’en est pas moinspartie intégrante du patrimoine culturel haïtien. C’est la leçon qu’ilimporte de tirer de la capacité de cette langue à traverser deux siècles dequasi indifférence officielle de la part de la France. Alors que dans le mondele français recule, en dépit du grand luxe de moyens déployés pour lemaintenir en vie, en Haïti, on est frappé de la vitalité créative dufrançais, de son maintien dans le système éducatif et de sa promotion commeinstrument de la culture de masse. En effet, c’est en français que sonttraduites les œuvres littéraires ou cinématographiques étrangèresdiffusées dans le pays. Une telle situation ne saurait s’expliquer par le seulattachement d’une minorité aliénée, c’est le signe d’un attachement pluslarge et de l’appropriation nationale d’un héritage reçu sans testament.
NOTES
SourceOMS, 2004.
Deuxradios ont joué un rôle essentiel dans la contestation du pouvoir dictatorialdans les années 1980: radio Lumière, voix de l’église protestante, et radioSoleil, voix de l’épiscopat catholique. Leurs programmes en créole ouvraientune brèche dans le discours officiel qui privilégiait le français. Plustard, la radio officielle, radio Nationale, dut se mettre également aucréole, mais ce fut pour élaborer une nouvelle langue de bois, aussilénifiante que la première.
Dezafi, premierroman publié intégralement en créole, à Port-au-Prince, en 1974.
Lapremière du genre, Union School, a commencé par recruter dans le milieu desexpatriés et des diplomates avant de devenir l’école de l’élite
bourgeoisesous Duvalier fils.
Publié à Paris, édition Maisonneuve et Larose, 1944.
1998.
ClaudeMoïse, Anthony Phelps, Dany Laferrière, Joël Desrosiers entre autres.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
FRANKÉTIENNE, L’OiseauSchizophone, Paris, éd. Jean-Michel Place, 1998.
—, Dezafi, Paris, rééd.Vents d’ailleurs, 2002.
—, Ultravocal, Paris, rééd. Hoëbeke, 2004.
TROUILLOT L., Rue des pas perdus, Paris, Acte Sud, 1998.
—, Thérèse en millemorceaux, Acte Sud, 2000.
VICTOR G., La Piste des sortilèges, Paris, Vents d’ailleurs, 2002.
—, À l’angle des ruesparallèles, Paris, Vents d’ailleurs, 2003.
DALEMBERT L. -P., L’Autre Facede la mer, Paris, Stock, 1998.
—, L’île du bout des rêves, Paris,Bibliophane, 2003.
Source : HERMÈS 40, 2004