Remarques sur
« Le français haïtien, unevariété à part entière »
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 16 mars 2017
Créditphoto : Ymagoo.com
En prélude aux célébrations de la Journée internationale de lafrancophonie célébrée le 20 mars de chaqueannée, l’article « Lefrançais haïtien, une variété à part entière» paru à Port-au-Prince le 15 mars2017 dans le quotidien Le Nationalrelate la participation de la Faculté de linguistique appliquée aux activités lancées le 14 mars par desreprésentants du gouvernement et de l’OIF (Organisation internationale de laFrancophonie).L’article offre un très bref aperçu de l’intervention du linguiste RenauldGovain, doyen de la Faculté de linguistique appliquée,intitulée «Les apportsde la francophonie haïtienne dans la francophonie internationale
Les habituésdu National liront avec intérêt, bientôtsouhaitons-le, l’intégralité de la conférence du linguiste Renauld Govain. Il estl’auteur, il convient de le rappeler, du livre « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et àl’espagnol » (éd. L’Harmattan, Paris, 2014)et de plusieurs articles scientifiques scrutant une réalité historiquetrop souvent oblitérée par certains prédicateurs créolistes fondamentalistes,le patrimoine linguistique haïtien bilingue créole-français. On (re)lira doncavec profit les études suivantes : Govain R. et Mimy H. (2006), « La situation de l’enseignement du français à l’Universitéd’État d’Haïti »,ainsi que Renauld Govain (2014), « L’état des lieux du créole dans lesétablissements scolaires en Haïti », études que nous avonsanalysées dans un article daté de décembre 2014, « Ledroit à la langue maternelle : retoursur les langues d’enseignement en Haït
La réalitéhistorique que constitue le patrimoine linguistiquebilingue et biséculaire de la Francocéolophoniehaïtienne est également auscultée avec pertinence par Jean-Marie Théodat dans l’article « Haïti,le français en héritage»Cette réalitéest régulièrement gommée –pour desraisons strictement idéologiques en non pas selon les sciences du langage–,par certains linguistes et/ou enseignants la plupart du temps formés auxÉtats-Unis. Ainsi, un linguiste haïtien,pourtant connu pour la rigueur de son étude doctorale sur la graphie du créole,a même prêché, à l’encontre de l’Histoire, qu’« Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïtiest un pays essentiellement monolingue. Haïti est des plus monolingues des paysmonolingues »(Yves Dejean : « Rebati »,12 juin 2010). Plus près de nous, la 41e conférence annuelle del’Association des études de la Caraïbe (Caribbean Studies Association) aeu lieu du 6 au 11 juin 2016 à Port-au-Prince. Au bilan, cette grande rencontreinternationale, dont la langue principale de communication était l’anglais, alaissé très peu de place aux deux langues officielles du pays, le créole et lefrançais, comme l’a précisé la sociologue Myrlande Pierre :
« Myrlande Pierre a [interpellé] l’accessibilité de lacommunication. Elle critique le fait que les deux langues officielles d’Haïti,le créole et le français, ont été négligées dans les diverses présentations desateliers notamment. (…) un effort additionnel aurait dû être fait (…) pourrespecter les langues officielles du pays hôte de la conférence (…). Il estdonc impératif, à ses yeux, que les langues d’usage du pays soient davantageprises en compte en mettant à contribution, par exemple, tous les moyenstechnologiques, de traduction simultanée. « Cela aurait facilité uneparticipation plus équitable en créole et en français, car l’anglais anettement prédominé et occupé les espaces de discussion dans le cadre de laconférence », a-t-elle déploré. » (Le Nouvelliste, 13 juin 2016) [Voirnotre analyse : « Lerefoulement des langues officielles d’Haïti dans une grande conférencecaraïbéenne».]
Encoreplus près de nous, l’annonce par le MIT-Haiti Initiativede la tenue, les 27 – 28 mars 2017 à Port-au-Prince, d’un« symposium » [sic] est consignée en anglais et en créoleuniquement, à l’exclusion du français, l’une des deux langues officielles dupays : « MIT-Haiti Symposium on Technology-Enhanced& Open Education / Senpozyòm MIT-Ayiti sou edikasyon ki san baryè& ki kore ak teknoloji, 27 & 28 Mas 2017». Le formulaire à remplir en ligne pourparticiper à ce « symposium »[sic] exclut de facto le français,l’une des deux langues officielles du pays car cette langue est la plupart dutemps considérée par certains linguistes formés aux États-Unis comme étant unelangue « totalement étrangère » en Haïti –« un pays essentiellementmonolingue, au même titre que le japonais, le russe, leserbe… Cette mal-vision, sectaire et dogmatique est un contre-sens historiqueet elle induit la fausse idée selon laquelle il y aurait en Haïti une« guerre des langues » plutôt qu’un usage dominant d’une langue (lefrançais) par rapport à une autre (le créole) dans la dynamique de rapportssociaux-économiques fortement inégalitaires en Haïti de 1804 à aujourd’hui. Pareillemal-vision –qui s’apparente à un viscéral et borgne rejet de la languefrançaise en Haïti chez certains bilingues créole-français essentiellementéduqués en français dans les meilleures écoles francophones du pays–, estégalement contre productive au sens où elle oppose de facto nos deux langues officielles plutôt que de poser l’incontournablenécessité de leur aménagement concomitant découlant d’une future politiqued’État d’aménagement linguistique. Et cette mal-vision va à contre courant decertaines interventions institutionnelles de la très officielle agenceaméricaine de coopération et de développement, la USAID, qui finance la productionde matériel didactique de qualité (en français et en créole) à travers le Projet ToTAL (Tout timoun ap li),notamment la « méthode « Map pale fransè nèt ale – Lecture 2année fondamentale».
Lebilinguisme anglais–créole de l’annonce du MIT-Haiti Symposiumon Technology-Enhanced & Open Education / Senpozyòm MIT-Ayiti souedikasyon ki san baryè & ki kore ak teknoloji, 27 &28 Mas 2017 pourrait vouloir avaliser la mal-vision selonlaquelle l’article 5 d’une virtuelle Constitution-bisde 1987 ferait de… l’anglais et du créole les seules langues officielles dupays, à l’exclusion du français. En cela encore, le bilinguisme anglais–créole del’annonce MIT-HaitiInitiativeva à l’encontre de certainesinterventions institutionnelles de la très officielle agence américaine decoopération et de développement, la USAID, qui intervient autrement dans lechamp éducatif haïtien :
« Dans le but d’améliorer la qualité de l’éducation en Haïti, enparticulier, l’apprentissage de la lecture au premier cycle de l’écolefondamentale, l’Agence américaine pour le développement international (USAID)supporte le ministère de l’Éducation nationale à travers le Projet ToTAL (Touttimoun ap li). Le projet ToTAL est une recherche expérimentale des méthodesde lecture pour l’apprentissage de la lecture au premier cycle de l’écolefondamentale.
La méthode « M ap pale fransènèt ale – Lecture 2année fondamentale» est une méthode expliciteou systématique d’apprentissage de la lecture en français qui adopte lapédagogie interactive et convergente. Elle est basée sur des leçons scriptéesdestinées aux élèves créolophones de 2année fondamentale.
Élaborée en conformité avec le curriculum de 2année fondamentale, cetteméthode facilite la transition du créole au français, en proposant desactivités stimulantes, authentiques et variées. Avec ce programme de lecture,une attention particulière est apportée aux approches qui favorisent la transitiondu créole au français, notamment via l’utilisation de la didactique diteadaptée qui se base sur les structures linguistiques et lexicales communes auxdeux langues pour faciliter l’apprentissage. » (Méthode « M ap pale fransè nèt ale – Lecture 2ème annéefondamentale», op. cit.)
Lamal-vision qui exclut la langue française du patrimoine linguistique haïtieninduit également que l’anglais serait la principale sinon l’unique« langue des affaires en Haïti »… Cette manière d’appréhender lasituation sociolinguistique du pays semble être le fait d’une minorité puissanteau plan économique et qui s’est traditionnellement rangée aux côtés du pouvoirpolitique, notamment durant la dictature duvaliériste : une fraction des petiteet grande bourgeoisies aisées friandes de coups d’État et récemment apparentéesau plan idéologique aux « bandi legal » de la kleptocratie Tètkale/PHTK. Elle exclut de facto laréalité observable, à savoir que le créole est la langue de communicationusuelle et quotidienne de la majorité des 10 millions de sujets parlantshaïtiens dans leurs transactions commerciales et économiques. À l’inverse decette mal-vision qui exclut la langue française du patrimoine linguistiquehaïtien, nous soutenons qu’une future politique linguistique d’État en Haïtidevra contribuer à la cohabitation harmonieuse des deux langues officielles dupays avec les langues sœurs de la région, notamment l’espagnol et l’anglais.
L’interventiondu linguiste Renauld Govain, doyen de la Faculté delinguistique appliquée, intitulée «Les apportsde la francophonie haïtienne dans la francophonie internationale posesans doute avec justesse que « Le françaishaïtien [est] une variété à part entière » du tronc commun « languefrançaise » parlée par environ 274 millions de locuteurs à travers lemonde. La notion de « français haïtien » renvoie à celle de « français régional »couramment employée en sociolinguistique et en aménagement linguistique. Maissi cette notion de « français régional », nullement péjorative, n’estpas toujours définie terme à terme chez certains historiens de la langue commechez l’un ou l’autre linguiste, il faut prendre la mesure que
« Selon unpoint de vue qui nous semble majoritaire, les français régionaux se définissentpar rapport à un noyau central, en l’occurrence le français dit standard,correspondant soit à une variété de langue particulière le parler de la bourgeoisie cultivée parisienne, soit à une koinê un français neutralisé dont l’élément centralrésiderait précisément dans le fait que ses traits constitutifs ne sont paslocalisables, géographiquement ou socialement. Une variété régionaleparticulière de français consiste en un noyau central et une série d’écarts,franges périphériques et secondaires. Précisons que ceux qui souscrivent à cepoint de vue limitent en général leurs observations aux traits lexicaux. Commele fait remarquer L. Warrant (1973), qui réprouve cette approche, elles’accompagne généralement de l’élévation d’une variété particulière du françaisau rang de français neutralisé et de norme de référence. » (Albert Valdman, « Normeslocales et francophonie»)
Lathèse de doctorat du linguiste haïtien Pradel Pompilus soutenue à la Sorbonnele 9 décembre 1961, «La langue française en Haïti »(Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine – Travaux et mémoires,VII) et publiée en 1981 aux Éditions Fardin constitue un document pionnier dansl’étude du français régional d’Haïti. À propos de cette thèse, le linguiste HuguesSaint-Fort pose en toute rigueur que « (…) c’est une pièce d’une valeur qui n’estpas encore dépassée. « La languefrançaise en Haïti » de Pradel Pompilus représente actuellement, en2011, le seul ouvrage de recherche qui décrive, dans les règles des principeset avancées universitaires de l’époque (fin des années 1950 et début des années1960), le fonctionnement réel de la langue française en Haïti telle qu’elle esten usage par les locuteurs haïtiens. Le livre de Pompilus n’est absolument pasbasé sur les notions de correction, de « bon usage », de purisme. » (Hugues Saint-Fort, « Revisiter« La langue française en Haïti»).
Poursuivant son analyse, HuguesSaint-Fort précise que
« Latroisième partie du livre de Pompilus est consacrée au lexique du françaishaïtien (F.H.) […] Pompilus cite parmi ce qu’il considère comme « haïtianismes», parmi des tas d’autres mots ou expressions, des mots ou expressions commesavane, morne, le bord de mer, aller en ville, descendre en ville,ouanga-négresse, pipirit, coucouille, mabouya, grigri, avoir du fiel, formé (dansle sens d’un garçon ou d’une fille qui a atteint l’âge de puberté), chabine,grif, grimaud, grimelle, marabou, noir, (Pompilus précise alors que ce motentre en opposition avec grif, grimaud, mais surtout avec jaune et mulâtre),sacatra, avoir le coeur tourné, décomposition, interné, internement, malmacaque, sarampion, aller à la commode, être mal occupé, acassan, acra,calalou, clairin, douce, grillot, grog, lambi, mantègue, marinade, rapadou,tasso, maitre d’armes, avoir une bonne bouche, dérespecter, fréquent, sangsale, vicieux, banda, bogota, houngan, hounsi, loa, service, sain et sauf,gérant, coralin, maison d’affaires, télédiol, sans-manman, gaguère, déparler,jeunesse (substitut euphémique de prostituée, dit Pompilus), raide (dans lesens de rusé, habile, retors). (Hugues Saint-Fort, Ibidem)
Enphase avec Journée internationale de lafrancophonie, onretiendra que Pradel Pompilus nous a notamment appris à travailler sur la configurationlinguistique haïtienne par l’analyse, sans préjugés dogmatiques et sectaires,des deux langues du patrimoine linguistique du pays, le créole et le français.La pensée de Pradel Pompilus mérite donc d’être saluée etactualisée en ce qu’elle ne diabolise ni l’une ni l’autre des deux langues dupatrimoine linguistique haïtien, d’autant plus qu’il a certainement été lepremier scientifique haïtien à exposer avec clarté la réalité de la « convergencelinguistique », dans la Francocréolophonie haïtienne, entre lefrançais et le créole en dehors de toute myopie historique et de toutréductionnisme linguistique.
Loindu vertige que peut causer chez certaines bonnes âmes le rituel descélébrations annuelles, il faut souhaiter que l’Organisation internationale de laFrancophonie parvienne très bientôt à accompagner Haïti dans le champ précis del’aménagement des deux langues officielles du pays. Elle en a les moyens et,surtout, elle a en son sein l’expertise des pays africains où ont été mis enroute des programmes ciblés de « pédagogieconvergente »entre le français et des langues nationales africaines.
Enfinle slogan national choisi en Haïti pour Journée internationale de lafrancophonie, « la jeunesse haïtienneface aux enjeux de la francophonie », ne nous semble ni rassembleur ni en conjonctionavec les priorités du pays en matière d’aménagement concomitant des deuxlangues officielles du pays. Il eût été préférable, dans l’esprit de la visionque nous offrons en partage, de proposer aux jeunes de réfléchir en profondeursur les priorités nationales quant à l’aménagement des deux langues officiellesdu pays tel que consigné, entre autres, dans le plaidoyer « Les grands chantiers del’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021)». C’eût été l’occasion pour lesjeunes d’approfondir les notions essentielles de « patrimoinelinguistique bilingue », de « droits linguistiques », de« droit à la langue », de « droit à la langue maternellecréole », « d’équité des droits linguistiques », de « paritéstatutaire entre les deux langues officielles », de « didactiqueconvergente créole-français », de « politique linguistiqued’État » et de « législation linguistique contraignante » quidoivent être au fondement de toute entreprise d’État d’aménagement concomitant desdeux langues officielles d’Haïti.
Car tel est, aujourd’hui plus que jamais, le défi premier de la Francocréolophonie haïtienne
NOTES
Kendi Zidor : « Lefrançais haïtien, une variété à part entière » : Le National, 15 mars 2017.
Sur les« français régionaux »,voir entre autres : –Daniel Baggioni (2000). « Français nationaux, français régionaux, français international :norme et polynomie dans la gestion des usages du français en francophonie ».Dans Peter Stein (éd.), Variétéslinguistiques francophones, Tübigen, Stauffenburg ; –Jean-ClaudeCorbeil (1984). « Le ‘françaisrégional’ en question ». Dans Langueset cutures. Mélanges offerts à Willy Bal. Vol. 2, Contacts de langues et de cultures. Louvain-la-Neuve, Cabay.
Albert Valdman (1983). « Normeslocales et francophonie ». Dans « Lanorme linguistique » (1983). Textes colligés et présentés par ÉdithBédard et Jacques Maurais. Québec, Conseil supérieur de la langue française.
Hugues Saint-Fort (2011). « Revisiter« La langue française en Haïti » ; URL :http://lenouvelliste.com/article/95249/revisiter-la-langue-francaise-en-haiti
Sur la « pédagogieconvergente », voir notamment : —Darline Cothière (2007). « L’enseignement apprentissage du français enHaïti : de l’applicabilité d’une ‘pédagogie convergente’ ».Dans « Français et créole : du partenariat à des didactiques adaptées ».R. Chaudenson (dir.), OIF/L’Harmattan, Paris ;
–Samba Traoré (2001). « Lapédagogie convergente : son expérimentation au Mali et son impact sur le système éducatif le système éducatif Unesco: Bureau international d’éducation, Genève. URL : http://www.ibe.unesco.org/fileadmin/user_upload/archive/Publications/innodata/inno06f.pdf
–Apollinaire Sezelio(2014). « Didactiqueintégrée, pédagogie convergente et bilinguisme comme éléments de réponseà la crise de l’École centrafricaine ». Dans fastef.ucad.sn;URL : http://fastef.ucad.sn/LIEN18/liens18_sezelio.pdf;
Couez M. et Wambach M. (1994). La pédagogie convergente àl’école fondamentale. Bilan d’une recherche d’action (Ségou-République dumali), Paris : Saint-Ghislain, Belgique, ACCT, CIAVER;
— Wambach, M. (2009). « À propos de lapédagogie convergente : quelques mises au point ». Synergie Algérie,4;
— Wambach, M. (2010). « La pédagogie convergente àl’école fondamentale – Méthodologie de l’écrit en milieu multilingue ».Synergies Monde arabe, 7;
–Maurer, B. (2007). « De la pédagogie convergente à ladidactique intégrée. Langues africaines – langue française ». Paris : OIF,L’Harmattan, collection Langues et développement.