COMPRENDRE QUE LE KREYOL EST UNE LANGUE NATURELLE
COMMETOUTES LES LANGUES NATURELLES
(Première partie)
Hugues Saint-Fort
New York, septembre 2014
Ce texte est articulé autour des thématiques fondamentales de lalinguistique, de la créolistique, et des attitudes et comportements deslocuteurs haïtiens vis-à-vis du kreyòl. Il se propose d’attirer l’attention deslocuteurs haïtiens qui s’intéressent au kreyòl et voudraient l’étudier d’unemanière systématique et érudite sans tomber dans les excès d’un « militantisme »compréhensible mais vide. Il questionne les Haïtiens de toutes les classessociales qui vivent soit en Haïti, soit dans les communautés linguistiqueshaïtiennes de la diaspora qui parlent le kreyòl dans toutes leurs pratiquesquotidiennes mais refusent pourtant de le considérer digne d’être accepté entant que langue écrite, formelle, capable de remplir son rôle de langueco-officielle avec le français. Il montre en se fondant sur la linguistique quele kreyòl est une langue comme les autres qui est guidée par des règles etfonctionne d’une manière hautement systématisée. Bien que son statut ait quelque peu évoluépositivement dans la société haïtienne au cours des trente-cinq dernièresannées, il reste encore beaucoup d’Haïtiens qui dédaignent le kreyòl, sontprompts à le rejeter d’un revers de main, ou refusent obstinément d’apprendreson orthographe officielle. Beaucoup lefont par ignorance de la science linguistique, ou par méconnaissance de la créolistique, ou parsoumission à l’idéologie du français en Haïti.
Après avoir explicité la notion de langue naturelle par opposition à cellede langue artificielle, je présenterai en raccourci les fondamentaux de lascience qui s’occupe des langues naturelles, la linguistique, tout en insistantsur la nécessité pour toute personne qui veut analyser une langue naturelle deposséder des connaissances en linguistique et maitriser les principes, méthodeset objectifs de cette science. J’expliquerai ensuite brièvement ce qu’est lacréolistique, la discipline universitaire issue de la linguistique, qui étudieles langues créoles, puis j’examinerai les attitudes et comportements desHaïtiens en général à l’égard du kreyòl.
Languesartificielles vs. Langues naturelles
Sous l’appellation de langues artificielles, on range toute langue qui n’apas de locuteurs natifs mais a été créée et inventée délibérément par l’hommeen vue de faciliter la communication internationale. La plus connue des languesartificielles est l’espéranto. Elle a été inventée en 1887 par unophtalmologiste polonais, Ludwig Lazarus Zamenhof (1859-1917). Selon le CambridgeEncyclopedia of Language par le linguiste anglais David Crystal (1987), lenombre des locuteurs dans le monde parlant couramment l’espéranto varieraitentre 1 million et plus de 15 millions. Cependant,un article de Wikipédia: http://en.wikipedia.org/wiki/Esperantoestime que « between 100.000 and2.000.000 people worldwide fluently or actively speak Esperanto, includingperhaps 1.000 native speakers who learned Esperanto from birth. » (entre100.000 et 2.000.000 de personnes à travers le monde parlent couramment ouactivement l’espéranto dont peut-être 1.000 locuteurs natifs qui l’ont appris àla naissance.) [ma traduction].
D’aprèsl’article de Wikipedia, « Currently,Esperanto is seen by many of its speakers as an alternative or addition to thegrowing use of English throughout the world, offering a language that is easierto learn than English. » (De nos jours, l’espéranto est vu par la plupart de ses locuteurscomme une solution de rechange ou une addition à l’usage grandissant del’anglais à travers le monde, car il offre une langue qui est plus facile àapprendre que l’anglais.) [ma traduction].
Une langue naturelle, contrairement à une langue artificielle, est unelangue qui possède des locuteurs natifs. Un locuteur natif acquiertnaturellement, dès la plus tendre enfance, la langue qui est parlée dans safamille et qui peut être aussi parfois celle de la nation. Mais, ce n’est pastoujours le cas. La langue native est aussi appelée langue première (L1) parles linguistes ou langue maternelle dans le langage commun. C’est la langue quiest acquise naturellement, par opposition à la langue seconde (L2) qui, elle,est apprise dans le cadre d’une éducation formelle ou sur le tas. Par exemple,un enfant né et élevé en Haïti par des parents haïtiens acquerra très tôt leséléments phonologiques, syntaxiques, et sémantiques essentiels du kreyòl sansavoir appris formellement cette langue à l’école. Quand il sera temps pour luid’entrer à l’école vers 4 ou 5 ans, il parlera kreyòl couramment. Un enfantfrançais né et élevé en France acquerra très tôt les composantes phonologiques,syntaxiques, et sémantiques du français avant d’aller à l’école. C’est unprocessus universel répété partout dans le monde. Pour l’expliquer, lelinguiste américain du MIT, Noam Chomsky (1975) (1986) (1988) (2000), soutientque tous les êtres humains sont nés avec ce qu’il appelle un dispositif spéciald’acquisition du langage (LanguageAcquisition Device ou LAD), une Grammaire Universelle (GU) qui leur permetd’acquérir une competence dans leurlangue maternelle dans une période de temps très courte, après avoir été àpeine exposés à cette langue. Grâce à cette faculté de langage innée, lesrègles linguistiques se développent inconsciemment chez les enfants quiparviennent à acquérir la langue de leur milieu familial et sociétal.Il est important de souligner que cequi est inné chez l’enfant, ce n’est pas la langue du milieu dans lequel il vitmais des capacités spécifiques au langage qui lui permettent de découvrir lesrelations entre le son et le sens et d’acquérir très vite les structures de lalangue parlée dans son entourage.
La langue première (L1) est donc la langue dominante du locuteur, celle deses plus sûres intuitions grammaticales. A cause de cela, dans lesinvestigations linguistiques qu’il mène à propos d’une langue qui est pour luiune langue seconde ou étrangère, le linguiste préfère obtenir ses informations d’unlocuteur natif plutôt que d’un locuteur qui aurait appris cette langue en tantque langue seconde ou étrangère, même si d’ailleurs cet informateur possède un niveau élevé de compétence dans cette langue.
Toutes les langues qui sont parlées dans nos sociétés, l’anglais,l’espagnol, le français, le chinois, l’allemand, le swahili, l’arabe, lekreyòl, le wolof, le bambara, etc. sont des langues naturelles. Elles s’opposentaux systèmes artificiels qui ressemblent à des langues mais ne possèdent pas delocuteurs natifs.
Donc, sous le nom de langues naturelles, les linguistes rassemblent latotalité des 6.000-7.000 langues connues, ordinaires, parlées par les locuteursde tous les pays. Il existe une discipline scientifique universitaire quiétudie les langues naturelles. Cette discipline scientifique a pour nom lalinguistique. Je voudrais proposer ici une très brève initiation à cettediscipline scientifique. Ce ne sera pas une introduction à la linguistiquepuisqu’il existe des dizaines d’ouvrages de ce type. Cependant, en find’article, je recommanderai quelques ouvrages d’introduction à la linguistique età la créolistique, rédigés en anglais et en français, pour les lecteursintéressés.
La linguistique, étude scientifique du langageet des langues
Parce que le langage est une faculté humaine universelle et que tous lesêtres humains vivant en société communiquent à travers une langue, beaucoup depersonnes croient qu’elles peuvent dire tout ce qui leur passe par la tête ausujet de la langue. En fait, si la langue n’est la propriété de personne enparticulier, pas même les linguistes, il est important de se rappeler quelquesvérités fondamentales :
Ainsi que l’a souligné le linguiste genevois Ferdinand deSaussure dans son classique Cours delinguistique générale (1972) [1916], la langue « est un trésor déposé par la pratique de la parole dans lessujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existantvirtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’unensemble d’individus ; car la langue n’est complète dans aucun, ellen’existe parfaitement que dans la masse. »
La personne qualifiée pour étudier scientifiquement leslangues est sans conteste le linguiste. C’est un universitaire spécialisé enlinguistique. Il ne parle pas forcément plusieurs langues (en français comme enanglais, celui ou celle qui parle plusieurs langues s’appelle un polyglotte/polyglot) bien qu’il possède une certaine expérience au plan de la structure etde la typologie des langues en général.
Le travail scientifique du linguiste consiste d’abord àobserver et classifier les phénomènes de la parole. Les phénomènes qui doiventêtre classifiés par le linguiste sont les sons de la parole, les mots, lesdifférentes constructions grammaticales, les différentes façons d’utiliser lalangue pour l’interaction en société. C’est ainsi que le linguiste réunit sesdonnées. A partir de ces données observées, le linguiste construit des théoriesexplicatives pour rendre compte de la langue. Il bâtit des hypothèses sur lastructure des langues puis teste ces hypothèses en procédant à desexpérimentations particulières à la linguistique. Ce sont exactement les mêmesprocessus qu’exécutent les biologistes ou les physiciens dans leurs domainespropres.
Certaines des questions de base auxquelles la linguistique tente derépondre sont les suivantes : Qu’est-cequ’une langue ?, Comment fonctionne une langue ? Qu’est-ce que toutesles langues ont en commun ? Comment un enfant apprend-il à parler ?Pourquoi les langues changent-elles ? Comment les langues opèrent-ellesdans une société ? Y a-t-il une corrélation entre les traits linguistiqueset les facteurs sociaux ? Dans quelle mesure les classes socialessont-elles reflétées dans la langue ?
Linguistique et grammairetraditionnelle
Il est important de ne pas confondre linguistique et grammairetraditionnelle. La linguistique est descriptive, la grammaire traditionnelleest prescriptive. Cela veut dire que le travail du linguiste consiste à décrireavec son vocabulaire technique particulier les faits de la langue tels qu’ilssont, et pas comment ils auraient dû être, selon des notions de« beau », de « correction », ou de « pureté ». Lelinguiste ne porte pas des jugements de valeur. Le linguiste ne prescrit pascomment il faut écrire ou parler. Il montre comment les locuteurs parlent,comment la langue fonctionne à un certain moment de la durée (la linguistiquesynchronique). La linguistique synchronique s’oppose à la linguistiquehistorique que l’on désigne parfois sous le nom de philologie. Deux exemplestirés de l’anglais et du français montreront comment les notions de« correction » ou de « pureté » ne peuvent figurer dans levocabulaire du linguiste.
D’abord, l’anglais. En 1961, le monde de la lexicographie américaine futsecoué par une dispute furieuse causée par la publication du Webster’s Third New International Dictionaryof the English Language dont les rédacteurs avaient inclus des entréestelles que : ain’t ou desexpressions telles que ants in one’spants. Comme on le sait, ain’tappartient au vocabulaire de l’anglais parlé non standard et fonctionne commeune forme courte de « am not », « is not », « arenot » ou « has not ». Pendant longtemps cette forme a été trèscritiquée.
L’expression idiomatique have ants inone’s pants est peut-être de moins en moins en usage de nos jours et étaitégalement très controversée. Selon le « American Heritage IdiomsDictionary », il signifie « Beeager for sexual activity » (être impatient d’entreprendre uneactivité sexuelle), comme dans l’exemple « John’s got ants in his pants for Mary »
Les puristes qui s’opposaient à ces entrées dans le Webster’s Third New International Dictionary of the English Language crièrentà la corruption et à la dégradation de la langue (l’anglais) et critiquèrentvertement les rédacteurs du Webster III. Ceux-ci restèrent sur leurs positionset se défendirent en disant que la tâche du linguiste dans cette situationconsiste à observer ce que les locuteurs disent et à l’enregistrer sans porterdes jugements de valeur. Le linguiste n’est pas un juge.
Voici maintenant un exemple tiré du français avec lequel les locuteursfrancophones d’Haïti devraient être familiers. On connait le prestige dontjouit la littérature « classique » française en Haïti,particulièrement celle du 17ème et du 18ème siècle(Corneille, Voltaire, Racine, Rousseau…). Ce sont ces écrivains qu’une bonnemajorité de professeurs haïtiens du secondaire recommande à leurs élèves delire et de prendre comme modèle. Or, la langue de ces écrivains ne représentepas du tout l’état de langue parlé par les locuteurs français ou francophonescontemporains. Ce n’est pas un parfait représentant du français. La langue dite« classique » n’est que « lerésultat de changements arrivés au français du 15ème ou du 16èmesiècle. » Cela explique pourquoi le français haïtien, d’une manièregénérale, apparait tellement engoncé ou archaïque. (La thèse de doctorat dulinguiste haïtien Pradel Pompilus « Lalangue française en Haïti » soutenue en Sorbonne en 1961, rééditée en1981 chez Fardin, Port-au-Prince, Haïti, 278 pages, demeure un travailuniversitaire précieux, même s’il a pris quelques rides).
Ce que certaines personnes ont tendance à oublier, c’est que toute languedoit évoluer. Nulle langue ne peut échapper au changement. Si cela se produit,elle meurt. D’ailleurs, il est quelque peu abusif de parler du françaisau singulier car il y a de claires différences entre le français de Montaigne,de Racine, de Chateaubriand… et celui qui est parlé ou écrit de nos jours parles romanciers contemporains ou les journalistes de la presse radiophonique outélévisée. Il n’y a pas un français, il n’existe que desfrançais.
Une autre importante distinction que les linguistes établissent entre leurdiscipline et la grammaire traditionnelle (celle que nous avons étudiée auprimaire et au secondaire) consiste dans la différence entre la langue parléeet la langue écrite. Cette dernière a longtemps été considérée comme permanente(les paroles s’en vont, les écrituresrestent), supérieure, et digne de servir de modèle littéraire. Mais, avecl’invention du magnétophone et la perfection des technologies d’enregistrementdu son, les linguistes ont mis à jour l’importance de la langue parlée etl’existence de deux systèmes largement différents (bien qu’ils se recoupent) :la langue parlée et la langue écrite. L’une des grandes spécialistes de lalangue parlée française, la professeure Claire Blanche-Benveniste, écrit :« C’est pourtant sous sa formeparlée que la langue est le plus largement partagée. Tous les gens bienportants parlent ; mais combien écrivent-ils ? Combien sont-ils àécrire souvent et beaucoup ? ». Plus loin, Blanche-Benvenisteécrit ceci : « Les linguistesne s’y (la langue parlée) sont intéressés que tardivement. Ils se sont demandési, en raison des grandes différences ressenties entre le parlé et l’écrit, ilfallait considérer qu’il existait désormais deux langues, avec deux grammairesdistinctes. Les Français seraient-ils atteints de diglossie (usage concurrent de deux langues de statutsdifférents) ?
La linguistique se distingue aussi de la grammaire traditionnelle parl’intérêt qu’elle met à se démarquer du cadre conventionnel du Latin commelangue de base des autres langues. En effet, pour les grammairienstraditionnels, le Latin fournit le cadre universel dans lequel toutes leslangues doivent rentrer. Les catégories grammaticales latines, selon cesgrammairiens traditionnels, devraient se retrouver dans toutes les autreslangues. Les linguistes combattent fortement cette prétention. Pour eux, on nepeut pas analyser une langue d’après les standards d’une autre. De nos jours,la plupart des grammairiens sont obligés d’utiliser sinon une certaineterminologie linguistique, du moins des méthodes empruntées à la linguistiquepour analyser des faits de langue. La linguistique est incontournable pourétudier les langues naturelles, parmi lesquelles, le kreyòl bien sûr, ainsi quetoutes les langues créoles parlées dans le monde. Mais, en quoi consisteexactement la linguistique ?
Dans la deuxième partie de ce travail, nous pénètrerons au cœur de lascience linguistique, de la description des langues, et de leur fonctionnementconcret.
Fin de la première partie
(À suivre)