Pour un dictionnairenumérique du créole haïtien conforme
aux normes de la lexicographieprofessionnelle
Par RobertBerrouët-Oriol
Montréal,le 7 novembre 2016
Un article paru dans Le National du 27 octobre 2016, «Un dictionnaire numérique du créolehaïtien en gestation », relate laprésentation à la Faculté de linguistique appliquée d’un projet de dictionnairenumérique du créole« qui contiendra dix mille entrées ». Les promoteurs de ce projet ontlaissé entendre que « L’idée estapparue dans un cours de sémantique et lexicologie au moment où deux camaradesdiscutaient de quelques sujets qui pourraient leur inspirer leur mémoire desortie ». Pareil projet, auquel collaboreraient « une vingtaine d’étudiants finissants en sciences du langage »encadrés par des enseignants de la Faculté de linguistique a soulevé de nombreuses questions chezdes enseignants et des linguistes.
Pourse faire une idée objective de ce projet de dictionnairique, il faut le mettre en perspective etexaminer au moins deux questions.
« (…) vingtaine d’étudiants finissants en sciences du langage »est-elle qualifiée pour élaborer et diffuser un dictionnaire numérique du créoleselon les normes de la lexicographieprofessionnelle et de la dictionnairique
La Faculté de linguistique appliquée dispose-t-elle d’une expertise connueet reconnue en
dictionnairiquequi l’habiliterait à encadrer des étudiants dans une telle démarche ?
En linguistique, on entend par« dictionnairique »le sous-ensemble structuré de la lexicologie (Pruvost, 2005) au sein duquel s’articulent la méthodologie, le traitement automatisé ducorpus de référence et les modalités contemporaines de fabrication du dictionnairedictionnairique », qui est uneactivité spécialisée dans le champ des sciences du langage, fait appel à dessavoir- faire liés (exemple : la lexicomatique, le traitementinformatisé de la langue, etc.) et à des fonctionnalités de l’informatiquegrand public.
Laproduction de dictionnaires créoles a déjà une longue histoire. Ainsi, dans son étude Lexicographie créole : problèmes et perspectives » parue en 2005 dans la Revue française de linguistique appliquée, AnnegretBollée expose un « survol historiquedes glossaires et dictionnaires créoles, dont les premiers datent du XVIIIesiècle et qui n’ont pas encore atteint l’étape finale du dictionnairemonolingue (…) ». Elle rappelle qu’« À l’instar de la description debeaucoup d’autres langues, la lexicographie créole commence par des glossaireset dictionnaires compilés par des missionnaires. Les tout premiersdictionnaires créoles sont l’œuvre de deux Frères Moraves : le CriolischesWörterbuch de C.G.A. Oldendorp (1767-68), dictionnaire du negerhollands(‘hollandais des nègres’) qui était parlé aux Iles Vierges jusqu’au XXe siècle,et le Wörterbuch des Saramakkischen de J.A. Riemer (1779). Le dernier endate des ouvrages de religieux est le Dictionnaire du créole deMarie-Galante (1994) du Père Barbotin. “L’œuvre fondatrice” (Fattier, 1997,256) de la lexicographie des créoles français, le vocabulaire français-créoledans le Manuel des habitants de Saint-Domingue du missionnaire jésuiteS.J. Ducœurjoly (1802), est une source très précieuse pour l’histoire duvocabulaire haïtien. »
Pour sa part, l’une des plusgrandes sommités mondiales en matière de lexicographie et de dictionnairiquecréoles, le linguiste Aldbert Valdman (CreoleInstitute, Indiana University) examine de près la fabrication desdictionnaires créoles dans une ample analyse publiée par Études créoles en 2016, « L’Akademi kreyòl ayisyen et la standardisation du créolehaïtien». En inventoriant le mode deproduction ainsi que les caractéristiques méthodologiques des dictionnairescréoles, Valdman rappelle et précise l’étendue des travaux menés dans cedomaine : « (…) le créole haïtien est assurément, parmi lescréoles français, celui qui a suscité le plus de travaux de naturelexicographique, soit au sens le plus strict avec de nombreux dictionnaires[…] mais aussi avec l’Atlas linguistique d’Haïti, la monumentalethèse [de doctorat] de Dominique Fattier (6 volumes et plus de 2000 cartes) en1998 ». Ainsi, (…) « on compte pour cette langue une bonne vingtaine dedictionnaires bilingues ainsi que deux dictionnaires unilingues (…) ».Parmi les nombreuses et grandes qualités de l’étude de Valdman, on retiendraque LA RÉDACTION DES DICTIONNAIRES DU CRÉOLE EST MENÉE PAR DESLEXICOGRAPHES PROFESSIONNELS SELON LES EXIGENCES DE PRODUCTION D’UN SAVOIRSCIENTIFIQUE CONFIRMÉ
Dans une étude précédente,« Vers un dictionnaire scolaire bilinguepour le créole haïtien ?» parue en 2005 dans larevue La linguistique, Albert Valdmanexamine en profondeur la problématique de la production d’un dictionnaire du créolehaïtien et les diverses questions théoriqueset méthodologiques que les lexicologues doivent s’efforcer de résoudre, entreautres : la méthodologie spécifique de la « dictionnairique »,la constitution du corpus de référence, la norme, le classement des variantesrégionales, « l’absence d’un métalangage adéquat », etc. De manière fort pertinente, Valdman traceune perspective méthodologique centrale qu’il est utile de rappeler pour mieuxéclairer la démarche lexicologique car elle est destinée à orienter laconstitution d’un futur dictionnairemonolingue créole : « Au fur et à mesure que le CH [créolehaïtien] est appelé à la rédaction d’unelarge gamme de textes, en particulier dans les domaines techniques, et à sonemploi dans les cycles scolaires supérieurs, il se dotera d’un métalangage capable de traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dansl’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut préparer leterrain en affinant ses méthodes, en particulier quant à : 1 / lasélection de la nomenclature ; 2 / la description des variantes et leclassement diatopique, diastratique et diaphasiquedes lexies ; et 3 / le choix des exemplesillustratifs. » Cette étude de Valdman atteste elle aussi que LARÉDACTION DES DICTIONNAIRES DU CRÉOLE EST MENÉE PAR DES LEXICOGRAPHESPROFESSIONNELS SELON LES EXIGENCES DE PRODUCTION D’UN SAVOIR SCIENTIFIQUECONFIRMÉ
Est-ce le cas avec le projet annoncé de dictionnairenumérique du créole? La réponse est NON car une « une vingtaine d’étudiants finissants en sciences du langage »–qui n’ont mêmepas bouclé au premier cycle une licence généraliste à l’université, qui n’ontpas encore été formés à la recherche en lexicologie au second cycle (niveaumaîtrise ou DESS), qui n’ont publié aucune étude scientifique connue sur lecréole, et qui sont inconnus au bataillon des lexicographes professionnels–,ne sont pas qualifiés pour entreprendre et mener à terme pareil projet. Il est nécessaire d’encourager les étudiants à faire de larecherche sur le créole, mais ilfaut au préalable les initier à la méthodologie générale de la recherche, lesformer en profondeur aux savoirs de référence en lexicologie/lexicographie eten créolistique, les outiller au plan de la méthodologie spécifique de la« dictionnairique » et, également, les rendre aptes à intégrercertains apports de connaissances liées à la lexicologie –enparticulier la traductique et la terminologie. Plus tard, diplômés etdépositaires de compétences confirmées au fil des ans, ces anciens étudiantsdevenus des professionnels expérimentés seront en mesure de contribuer à larédaction d’un dictionnaire unilingue du créole haïtien
Les enseignants de la Faculté delinguistique appliquée sont-ils dépositaires d’un savoir théorique et d’uneexpertise spécifique connue et reconnue dans le domaine hautement spécialisé dela « dictionnairique », et qui les habiliteraient à encadrer desétudiants dans une activité dictionnairique particulière ? La réponse estNON, cette discipline spécifique n’est pas enseignée en Haïti et l’informationaccessible en ligne sur l’offre de formation de cette Faculté, disponible surle site de l’Université d’Étatd’Haïti, nefait pas mention d’une spécialisation en « dictionnairique ». À maconnaissance, en Haïti comme en dehors d’Haïti, aucune revue de linguistiquegénérale, aucune revue de lexicologie ou de sociolinguistique ne consigne destravaux scientifiques menés par des enseignants de la Faculté de linguistiquedans le domaine spécifique de la « dictionnairique »… Dans son étude « L’Akademi kreyòl ayisyen et la standardisation du créolehaïtien», Albert Valdman ne répertorieque deux dictionnaires unilingues créoles et ils n’ont pas été rédigés ousupervisés par des enseignants de la Faculté de linguistique : celui deJocelyne Trouillot, « Diksyonèkreyòl karayib » (Bibliothèque nationale d’Haïti et Éditions CUCUniversité Caraïbe, 2003) et celui de Vilsaint, Féquière et Hertelou, « Diksyonè kreyòl Vilsen » (ÉditionsÉduca Vision, 2009). Par-delà ces constats, il faut souhaiter quel’appropriation d’un savoir spécifique et d’une expertise en« dictionnairique », au cours des années à venir, permettra à laFaculté de linguistique d’assurer un encadrement scientifique adéquat dans unfutur projet d’élaboration d’un dictionnaire numérique du créole.
Au jour d’aujourd’hui, les conditions de productiond’un dictionnaire numérique du créole haïtien par « une vingtained’étudiants finissants en sciences du langage » encadrés par desenseignants de la Faculté de linguistique ne sont pas réunies. Ce constat autorise une indispensable réflexion de fond sur la Faculté de linguistique appliquée –où j’ai enseigné durantplusieurs années–, et dont les premiers pas remontent à 1978. Il est venu le temps de mettre àl’ordre du jour une profonde révision de ses programmes et une réorientation desa mission. D’ailleurs, quelle est aujourd’hui sa mission ? À quoisert-elle en Haïti ? Autrement dit, le pays a-t-il vraiment besoin commeje le crois d’une Faculté de linguistique appliquée ? Forme-t-ellevéritablement tous les quatre ans des linguistes, des didacticiens, deslexicologues, des traducteurs diplômés et compétents capables de répondre auxbesoins du pays dans les différents domaines de la linguistique etsingulièrement dans le système éducatif national ? Comment expliquer qu’aubout de quatre années d’études conduisant à une licence, les étudiants diplômésne soient pas dépositaires d’un premier niveau de spécialisation assortid’un stage obligatoire ?
Dansun article fort éclairant daté de septembre 2015, « Réfléchir scientifiquement sur lalangue kreyòl», le linguisteHugues Saint-Fort plaide pour l’abord rationnel de la languecréole selon les exigences des sciences du langage. Lesexigences de scientificité sont les mêmes pour l’élaboration de divers types dedictionnaires créoles qui doivent répondre aux normes de la lexicographieprofessionnelle. La production d’un dictionnaire monolingue créole estune nécessité historique liée aux droitslinguistiques des Haïtiens, mais elle devra être UNE ŒUVRE SOLIDAIRE, UNE DÉMARCHE À LAMÉTHODOLOGIE RIGOUREUSE PROCÉDANT DES SCIENCES DU LANGAGE, UN TRAVAIL DE HAUTE EXIGENCE SCIENTIFIQUEconduit par une équipe faisant maillage d’expertises professionnelles reconnueset complémentaires : celles de linguistes-lexicographes, jurilinguistes,terminologues, didacticiens, pédagogues, enseignants, écrivains…