L’Akademi kreyòl ayisyen et la standardisation du créole haïtien
Albert Valdman
Rudy Professor of French & Italianand Linguistics (emeritus)
Director, Creole Institute
Indiana University, Bloomington
Études créoles 34 (1) 39-64, 2016
Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Résumé
Dans le contexte de l’intronisation de l’Akademikreyòl ayisyen (Académie du créole haïtien) dont l’une des tâches seraitd’« encourager des travaux dedéveloppement d’outils linguistiques tels grammaires, dictionnaires, lexiquesen créole dans tous les domaines », nous traitons de deux aspectsfondamentaux de la standardisation et de l’instrumentalisation du créolehaïtien. Premièrement, nous examinons la normalisation de l’orthographeofficielle, en particulier, le traitement de la variation morphophonologique enprenant comme exemple la variation entre la forme pleine et la formeélidée du pronom de la troisième personne du singulier. Deuxièmement, nousfaisons l’inventaire des dictionnaires bilingues créole haïtien-françaisexistants publiés en Haïti dans laperspective de leur utilité pour un lectorat scolaire et de la description dulexique de la langue. Nous terminons par des remarques sur laquestion de la création d’une métalangue pour l’élaboration de dictionnairesunilingues conformes aux normes de la lexicographie professionnelle.
Summary
In the context of theofficial founding of the Akademi Kreyòl Ayisyen one of whosetask would be : « encourager des travaux de développement d’outils linguistiques telsgrammaires, dictionnaires, lexiques en créole dans tous les domaines » (‘to encourage the development of linguistictools such as grammars, dictionaries, lexicons in creolein all domains’), we treat two fundamental aspectsof the standardization andinstrumentalization of HaitianCreole. First, we examine thenormalization of the official spelling, in particular the treatment ofmorphophonological variation taking as example the variation between the fulland elided variants of the third person singular pronoun. Second, we dress theinventory of existing HaitianCreole-French bilingual dictionaries published in Haiti from the perspective ofa school readership as from the descriptionof the lexical resources of the language. We end with observations on the issue of the creation of a metalanguage for thepreparation of monolingual dictionaries that meet the standards of professional lexicography.
Introduction
Le créole haïtien (CH) est incontestablement lalangue créole qui a atteint le plus haut niveau de standardisation etd’instrumentalisation. En effet, s’il fallut une quarantaine d’années avantl’officialisation d’une des trois orthographes systématiques à basephonologique pour cette langue (McConnell-Laubach, Faublas-Pressoir ou ONAAC (Officenational d’alphabétisation et d’action communautaire), le choix d’une normes’effectua rapidement. Les premiers scripteurs, le traducteur de l’Ancien et duNouveau Testament, le pasteur anglican Roger Désir, l’ingénieur agricole CarriéPaultre, et le prêtre belge néerlandophone Joris Ceuppens, fondateurs despériodiques mensuels Boukan (protestant)et Bon Nouvèl (catholique),respectivement, optèrent pour la variété parlée par les créolophones unilinguesde l’Ouest d’Haïti où est située la capitale, Port-au-Prince. Cette variété quiconstitue la langue standard de facto,que nous nommerons créole haïtienstandard (CHS), contient trèspeu de traits régionaux marqués et, en particulier, elle se distingue de lavariété dont se sert la minorité bilingue du pays qui détient le pouvoiréconomique, social et politique, le kreyòlswa (Fattier 1984, Zéphir 1990).
Ces innovateurs du secteur religieux furent suivispar les auteurs des premiers romans en CHS, Franketienne, Dézafi (Affres d‘un défi,1975) et Emile Célestin-Mégie, Lanmou pagin bariè : Premye Epòk (L’Amour n’a pas de barrières, 1975). Ce choixd’une scripta à orientationbasilectale s’explique par l’objectif principal des premières initiativesd’instrumentalisation du CHS : permettre aux masses créolophones unilingues delire des textes diffusés dans leur langue et de s’en servir pour communiquerpar écrit bien que, en ce qui concerne les œuvres littéraires, comme me leconfiait avec réalisme Franketienne lors d’un entretien en 1979, elles étaientvéritablement destinées à un lectorat bilingue.
Le 7 avril 2014 paraissait dans Le Moniteur, qui publie les décrets de la République d’Haïti, laloi créant l’Académie créole qui avait été stipulée par l’Article de laConstitution de 1987 :
« UneAcadémiehaïtienneestinstituéeenvuedefixerlalanguecréoleetdepermettresondéveloppementscientifiqueetmonieux. »(Article213)
Parmi les tâches que devait assumer cette institution:
« … encouragerdes travaux de développement d’outils linguistiques tels grammaires,dictionnaires, lexiques en créole dans tous les domaines. »
Avant lapromulgation du décret instituant l’Académie du créole, un colloque s’étaittenu sous les auspices de l’Université d’État d’Haïti intitulé : Akademikreyòlayisyen:Kiavantaj?Kipwoblèm?Kidefi?Kiavni?. Le comité organisateur duColloque formula des objectifs ambitieux, dont le suivant :
Cetteinstitutionalamissionégalementdeproposerdesvas d’utilisationdelalanguecréoleencommunication publique, d’encouragerdestravauxdedéveloppementd’outilslinguistiquestelsgrammaires,dictionnaires,lexiquesencréoledanstouslesdomaines…L’administrationpublique,lajustice,l’Étatengénéraletlasciencedoiventparlercréole.
Lechoix d’une norme réglé depuis plus de six décennies et l’officialisation en1979 par le gouvernement d’une orthographe systématique à base phonologiquequi, par ailleurs permet assez facilement un passage à celle du français, ontaccompli une partie de la mission implicite de l’Article 213 de la Constitutionde 1987 : fixer la langue. Il demeure toutefois deux autres tâchescentrales de l’instrumentalisation et de la standardisation du CHS : la normalisation de l’orthographe et laproduction d’outils linguistiques, avec en particulier,la production de dictionnaires du CHS. Dans la première partie de cet article,nous traiterons très rapidement du problème de la normalisation, c’est à direla représentation des variations morphophonologiques par l’orthographeofficielle et le découpage de la chaine parlée. Dans la seconde, nous feronsl’inventaire des dictionnaires du CHS actuellement disponibles en nousfocalisant sur les dictionnaires bilingues destinés à des utilisateurs haïtienset nous aborderons la question de l’élaboration d’un dictionnaire unilingueconforme aux normes de la lexicographie professionnelle.
La normalisation de l’orthographe officielle
Deux problèmes fondamentaux seposent dans la normalisation de l’orthographe : le traitementdes alternances morphophonologiques et l’identification des lexies dans destextes. En ce qui concerne le traitement des variantes morphophonologiques,deux approches s’opposent, l’une concrète et l’autre abstraite. Cette dernièreest caractéristique de la représentation en français des morphèmes sujets à laliaison qui sont représentés par leur forme pleine. Par exemple, nous coiffe la réalisation avec ou sansla consonne de liaison (nousallons vs. nous partons). Par contre, les deuxapproches sont appliquées à la représentation du e muet. Qu’il soitgénéralement maintenu dans la conversation courante (vendredi) ou qu’il tombe (samedi),il est toujours indiqué, à l’exception des fonctifs monosyllabiques où il estélidé devant voyelle mais conservé devant consonne, par exemple, j’ai vs. je vais, bien que dans ces derniers syntagmes l’e muet puisses’élider facultativement.
Dans son traitement de lareprésentation graphique des morphèmes sujets à l’alternance morphophonologiquepour les créoles à base française M.-C. Hazaël-Massieux (1993) opte pour unereprésentation abstraite : la représentation des lexies sujettes à lavariation par une forme unique. Dans le cas de la représentation du pronompersonnel de la 3ème personne du singulier en créole guadeloupéen,par exemple, elle suggère de représenter les variantes /li/ et /i/ ‘ 3sg.’par la forme abstraite unique li : li bat vou ‘il te bat’ pour /libatvu/ et/ibatvu/. Elle justifie cette procédure en adoptant une vue de la graphicisationqui privilégie la perspective du lecteur :
« N’oublions pas que généralementl’écriture ne vise pas à donner des indications pour une prononciation, mais àpermettre d’identifier des mots pour comprendre le sens d’un texte. Lareprésentation unique de l’unité morphologique (pronom de la 1ère, 2e,3e pers., etc.) permet son identification et la lecture se fait enfonction de l’usage personnel du lecteur ou de l’effet stylistique recherché »(84).
Le CHS connaît plusieurs types d’alternance phonologiqueà la frontière des mots, cas de sandhi. Ils prennent la forme de la troncationde consonnes, de l’assimilation de nasalité, de l’harmonisation vocalique etde l’élision des voyelles finales. Ces alternances se laissentdifficilement analyser par des règles catégoriques, c’est-à-dire qu’il s’agitdans la plupart des cas de variation libre ou soumise à des facteursdiaphasiques. En général dans les cas d’apocope et d’harmonisation vocalique,l’approche abstraite, la notation de la forme pleine est favorisée : Se yon bagay. /sɔ̃bagaj/ ‘C’est unechose’, Mari isit /marisit/ ‘Marieest ici’, avè ou /avᴐw/ ‘avec toi’.Cette pratique est largement suivie par les scripteurs pour les cas d’apocopeet d’harmonisation vocalique.
Les phénomènes de sandhi affectentsurtout les pronoms personnels réalisés sous une forme pleine et une formetronquée : mwen/m ‘1 sg’, li/l ‘3sg’, nou/n ‘1 et 2 pl’, yo/y‘3 pl’, ou/w ‘2 sg.’. Les conditionsd’alternance entre la forme pleine et la forme tronquée varient selon chaque pronom.Par exemple, l’on retrouve assez fréquemment la variante tronquée m au début d’un énoncé devant consonne (m pale ‘je parle’) mais les variantes y et wsont impossibles et les variantes l etn sont assez rares. Nous reprenonsici les données d’une étude empirique qui figurent dans Valdman (2005 : 47-48)portant sur la représentation du pronom de la 3e personne du singulieroù alternent la forme pleine li et laforme élidée l. Sur le Tableau 1, nousprésentons la distribution des deux allomorphes dans un corpus oralreprésentatif recueilli par un enquêteur natif bilingue auprès d’un sujetunilingue. D’autre part, sont laissés de côté, les cas où l’emploi de l’un oul’autre des deux allomorphes est obligatoire : la variante pleine aprèsconsonne et la variante tronquée devant les verbes marqueurs ap et a(va). Ainsi, lesstatistiques ne portent que sur les cas où il y a effectivement variation. L’onnotera que la forme tronquée domine, excepté en position préposée (sujet) quandle pronom précède une forme commençant par une consonne. Un exemple de chaqueenvironnement phonologique est offert. Dans le cas de la postposition, noustraitons séparément les occurrences du pronom en fonction de complément (y ap fè li/l ale) et de marqueurpossessif postposé (papa li/l antre).
Tableau 1
Distribution des variantes l et li dans un corpus oral représentatif
Préposé (sujet) Postposé Complément Possessif
[l] [li] [l] [li] [l] [li]
V —V epi li/l ale 9 1 V—V y ap fè li/l ale 2 0
‘et puis il est allé’ ‘ils l’ont fait partir’
papa l antre 2 0
‘son père est entré
#—V Li/l ale 15 1 V—# Yo va delivre li/l 10 3
‘il est allé’ Ils vont la délivrer’ nan mizè l 8 1
‘dans sa souffrance’
C—V donk li/l pati 30 V—C yo touye li/l vre 24 3
‘donc elle est partie’ ‘elles l’ont vraiment tué’
frè li/l mouri 5 0
son frère est mort’
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27 8 36 6 15 1
V —C epi li/l pati 44 13
‘et elle est partie’
#— C Li/l chante 1 101
‘elle a chanté.
C—C fòk li/l sòti 0 4
‘il faut qu’il sorte’
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45 118
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