Sur lagouvernance éducative de Nesmy Manigat
L’EXILPROGRAMMÉ DE LA LANGUE CRÉOLE
DANS LESYSTÈME ÉDUCATIF HAÏTIEN
ParRobert Berrouët-Oriol
Montréal, le 20 mars 2016
Plusieurs enseignants et collèguesm’ont fait part de leur effarement suite à la parution, dans Le Nouvelliste du 4 mars 2016, d’un texte du sociologue Fritz Dorvilier Sur la pertinence de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat ». La seconde partie de ce texten’avait pas encore été publiéeau moment de la rédaction du présent article, néanmoins sa première partiemérite déjà un éclairage approprié en raison des altérations historiques assuméespar l’auteur. Il m’a paru raisonnable et légitime que plusieurs personnes, enHaïti et outre-mer, soient embarrassées tant par lefond que par la forme de l’article de Fritz Dorvilier, détenteur d’un doctorat en sciencessociales de l’Université catholique de Louvain. Son article s’apparente dès l’abord à un panégyrique, à unehagiographie hyperbolique, c’est-à-dire à une commande éditoriale de typeapologie plutôt qu’à un bilan analytique rigoureux et crédible au planméthodologique comme à celui de l’évaluation des données relatives au systèmeéducatif haïtien. Dans la terminologie des sciences de l’éducation, celas’appelle « mesure et évaluation ». Je partage le sentiment de mescorrespondants : dans le présent article, je montrerai que la présumée« pertinence de la gouvernance éducative » du ministre démissionnairede l’Éducation nationale a constamment été un « effet d’annonce », une« boulimie du paraître » en trompe-l’œil conforme à la vision « adelante »des tandems Martelly/Lamothe et Martelly/Paul dans le champ éducatif haïtien.J’interrogerai en particulier la prétendue « pertinence de la gouvernanceéducative » de Nesmy Manigat à l’aune de l’épineusequestion des langues d’enseignement dans le système éducatif haïtien.
Énumérer uneliste de « mesures » éducatives ou en démontrer la pertinence ?
Entré en fonction le 2 avril 2014 à la faveur d’un remaniementministériel, l’économiste Nesmy Manigat est aujourd’hui un ministredémissionnaire « liquidant les affaires courantes » depuis lanomination de l’économiste Fritz Jean au poste de Premier ministre par lePrésident provisoire Jocelerme Privert le 25 février 2016. Pour mémoire, onnotera au passage que l’article du professeur Fritz Dorvilier –également consultant au Parlement et au ministèrede l’Éducation nationale selon le site Haïti-perspectives.comconsultéle 12 mars 2016 et donnant accès à son texte Sur l’élimination des examens de 6e année fondamentale etde rhéto –, est paru neuf jours seulement après la nomination de FritzJean et dans le contexte où Nesmy Manigat briguait un poste collatéral au Partenariat mondial pour l’éducation(PME), qui est une structure transnationale aussi utile aux pays tropicaux quela paléontologie des aires glaciaires de l’Antarctique…
Dans l’article Sur la pertinence de la gouvernance éducative de Nesmy ManigatFritz Dorvilier annonceassez tôt les couleurs :
« C’estdans la perspective de redresser la gouvernance du système, comme recommandédans le rapport du GTEF [Groupe de travail sur l’éducation et la formation,nRBO] et le plan opérationnel, que le ministre a pris un ensemble de mesures etentrepris de nombreuses actions de gouvernance.
En effet, il afait prendre un arrêté présidentiel sur les 12 mesures, et pris 2 arrêtésministériels créant au sein du ministère de l’Éducation nationale et de la formationprofessionnelle (MENFP) une commission dénommée Commission nationale de réformecurriculaire (CNRC), et l’Inspection générale de l’éducation nationale et de laformation professionnelle. Il a pris au moins 20 circulaires dont les plusimportantes portent sur la réorganisation de la direction générale du MENFP, laconstitution d’un corps de correcteurs et d’un bassin de superviseurs et desurveillants aux examens d’État pour un contrôle pédagogique et administratif,l’interdiction de l’introduction de personnes sans lettre de nomination dansles écoles publiques, les cérémonies de graduation dans les établissementsscolaires, l’uniforme unique. »
Fritz Dorvilier fait-il ladémonstration de ce qu’il énonce ? Nullement, le lecteur ne trouvera dansson texte aucune trace d’une analyse comparative des faits allégués : ilse contente d’énumérer des mesuresdestinées à « redresser la gouvernance du système ». Trop empressésans doute à hagiographier le ministre de l’Éducation nationale, FritzDorvilier torpille lui-même partiellement son propos lorsqu’il pose que
« Lesactions de Nesmy Manigat sont d’autrant plus importantes que ce quicaractérisait largement la gouvernance du système éducatif haïtien, c’est larhétorique et l’inertie ou plus précisément la prise de décisions théoriques,au sens qu’on fait des diagnostics et qu’on élabore des plans sans en donnerpratiquement suite à travers des actes d’application. L’administration de NesmyManigat s’est distinguée dans la mesure où elle s’est plutôt penchée vers desactions concrètes découlant des divers documents de politique éducative. »
De quels « divers documentsde politique éducative »s’agit-il ?Personne ne le saura au terme de la lecture de l’article de Fritz Dorvilier… Alorsmême qu’il reconnaît le poids du dysfonctionnement du système éducatif prisentre « la rhétorique et l’inertie », Fritz Dorvilier n’applique pasà son plaidoyer publicitaire orienté les incontournables outils d’analyse dessciences de l’éducation connus sous le vocable de « mesure et évaluation ». C’estainsi qu’il ne propose aucune mesure et évaluation d’un catalogue d’actionsministérielles qu’il ne fait qu’énoncer :
« [NesmyManigat] a entrepris environ [sic] 36 actions opérationnelles dont les pluspertinentes sont l’enquête sur la cartographie scolaire ; la mise en placed’une coordination générale pour les programmes de scolarisation rassemblantl’EPT, le PSUGO et le PRONEI ; le recadrage, à travers des consignesministérielles, de l’enseignement préscolaire ; le recadrage du PSUGO ; lagénéralisation de la première année du secondaire avec l’introduction dans lecursus de 4 nouvelles matières (économie, informatique, éducation à lacitoyenneté et éducation artistique) ; la signature d’un protocole d’accordavec la Plateforme haïtienne des organisations éducatives pour les accompagnerdans le renforcement de leurs capacités organisationnelles, et ce en vue del’amélioration de la qualité de l’éducation et de la condition enseignante dansle pays ; le recadrage des actions des partenaires (bailleurs de fonds) dans ledomaine de l’éducation (…) »
Nous verrons brièvement plus loincombien l’aventure du PSUGO (Programme de scolarisation universelle, gratuite etobligatoire) est décriée par de nombreux intervenants et analystes du systèmeéducatif haïtien comme en fait foi la presse locale. Alors, citer le PSUGO autitre d’une « actionopérationnelle pertinente » relève plus d’une homélie décorative que d’uneanalyse crédible…
Au plan méthodologique, l’article de Fritz Dorvilier souffre d’unegrande lacune provenant en partie du défaut d’une neuve vision de refondationdu système éducatif haïtien ainsi que d’une large carence analytique : poser etvouloir faire croire que le ministère de l’Éducation nationale, avec« pertinence » semble-t-il, « gouverne » ou« gère » sinon finance la totalité du système. Cette lourde carenceanalytique ne prend pas en compte la réalité des faits. Car des enquêtes deterrain ainsi que le rapport d’au moins une commission nationale d’éducationont établi que le ministère de l’Éducation administre et contrôle moins de20% du système d’enseignement. Environ 80% du système haïtien d’éducation estfinancé et dirigé par le secteur privé national et international, incluant lesnombreuses ONG de ce secteur : en clair, l’État haïtien n’administre pasla grande majorité du système éducatif national. À ce sujet, voir en particulier le rapport de la Commissionprésidentielle de l’éducation, le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et laformation), « Façonnons l’avenir », publié en novembre 2010. En conformité notammentavec le diagnostic du GTEF, il est tout à fait rigoureux d’inférer que laprétendue « pertinence dela gouvernanceéducative de Nesmy Manigat » ne concerne que moins de 20% du systèmeéducatif national, et que cette « pertinence » illustrée à l’aided’une liste de mesures annoncées n’a pas été démontrée en termes de bilancomparatif dans l’article de Fritz Dorvilier.
Le fait que l’État haïtien ne contrôle que moins de 20% du systèmeéducatif national se donne à voir concrètement, entre autres, dans le faibletaux de financement de l’Éducation au pays, et la présumée « pertinence de la gouvernanceéducative de Nesmy Manigat » n’y a pas changé un iota.
Tableau 1 – Financement del’éducation par l’État haïtien
Montantalloué au ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle(MENFP)
Budget total
en gourdes *
Budget du MENFP
en gourdes *
du budget total
Budget du MENFP
équivalent en $ US **
2006-2007
28 602 530 600
4 002 277 410
13,99 %
100 056 935,00 $
2007-2008
79 193 917 545
6 485 744 508
8,19 %
162 143 613,00 $
2008-2009
36 225 144 100
5 142 610 000
14,2 %
128 565 250,00 $
2009-2010
88 247 155 852
7 391 837 285
8,38 %
184 795 932,00 $
2010-2011
106 284 926 099
11 167 944 797
10,51 %
279 198 620,00 $
2011-2012
121 000 978 210
19 380 722 133
16,02 %
440 470 958,00 $
2012-2013
131 543 490 805
19 334 114 238
14,70 %
439 411 687,00 $
2013-2014
118 680 548 947
16 244 472 583
13,69 %
360 988 280,00 $
Le budget 2013-2014 a été déposé au Parlement haïtien le 22 avril2014; il n’était pas encore ratifié en mai 2014.
Estimation à partir des tableaux de «L’état d’exécution des dépenses budgétaires » pour ces deuxexercices.
**Moyennement, un dollar US équivalait à 40 Gdes – 44Gdes de 2011 à 2013, et 45 Gdes en 2013-2014
Source : Ministèrede l’Économie et des finances d’Haïti
Décret,arrêté ou législation votée au Parlement ?
Fritz Dorvilier soutient l’illusion qu’un arrêté présidentiel –endehors d’une législation contraignante votée par le Parlement–, a valeur denorme, « est la pierre angulaire de lagouvernance du ministre Nesmy Manigat »et devraorienter la direction managériale du système éducatif :
« Parexemple, l’arrêté présidentiel officialisant les 12 mesures constitue un signed’un grand sens de leadership. Le ministre Nesmy Manigat a bien fait de faireprendre cet arrêté pour instaurer ces mesures, car un arrêté ministériel ou unecirculaire n’aurait pas la même force normative et donc les mêmes obligationset durée d’application. Or celles-ci sont nécessaires à l’effectivité de lanorme.
Il est àremarquer que cet acte juridico-administratif est la pierre angulaire de lagouvernance du ministre Nesmy Manigat. C’est dire qu’il est désormais lanorme légitimatrice et le levier du pilotage du système éducatif haïtien.En effet, les successeurs de ce ministre vont devoir appliquer cet acte afin depallier les graves problèmes de gouvernance, d’accès et de qualité dont souffrece système. » (Souligné par moi, RBO)
Cette manière d’accorder une vertu normative « légitimatrice »à un arrêté présidentiel et d’en faire la « pierre angulaire de la gouvernance du ministre Nesmy Manigat » est plus qu’uneaberration, c’est un leurre, et un leurre hors-la-loi, hors la Constitution de1987. Alors même que l’on sait qu’un arrêté pris aujourd’hui peut annuler celuipris la veille, la prétendue « effectivité dela norme » selon Fritz Dorvilier ouvre la porte à un mode de fonctionnement mettant hors jeu la sanction législative duParlement qui n’a pas été invité à se prononcer sur d’aussi« importantes » questions que celles relatives aux « 36 actions opérationnelles » ou aux « 12 mesures » de la gouvernance de Nesmy Manigat.Pareille légitimation de « l’effet d’annonce », que l’auteur veutfaire passer pour une démarche analytique et prospective, pire, pour uneentreprise régalienne au plus haut niveau de l’État, écarte la sanctionlégislative du Parlement qui institue la loi dans sa légitimité contraignante.Elle est donc dangereuse, contre productive, elle ne contribue pas aurenforcement des institutions du pays et elle entend participer aux bénéficesde « l’effet d’annonce » monté en« stratégie de gouvernance » du système éducatif haïtien : uneavalanche de décrets et arrêtés donne l’impression que l’on bouge, que l’oninnove, que l’on gouverne un système pourtant encore engoncé dans les rêts desa sous-qualification et de sa très partielle gouvernance.
L’article de FritzDorvilier n’apporte pas d’éléments d’analyse permettant de comprendre en quoile PSUGO et le FNÉ (Fonds national de l’éducation) constituent des mesurestraduisant « lapertinence de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat ». Au contraire, ces deux activités présentées parl’administration Martelly/Lamothe puis Martelly/Paul comme des activités pharesont sans cesse suscité de sérieuses critiques comme le relate Francklyn B. Geffrard, pour le FNÉ, dans son article de janvier 2013 « Où est l’argent du Fondsnational de l’éducation ?
« Depuis sa création, le Fonds national de l’éducation atoujours fait l’objet de vives critiques notamment pour sa gestion occulte. Eneffet, personne ne sait avec précision combien d’argent a déjà été collecté aunom de cet organisme par la Banque centrale et le CONATEL (Conseil national destélécommunications). L’absence de transparence dans la gestion du FNÉ a mêmesuscité l’inquiétude de certains secteurs de la société civile. »
Dans un article datédu 9 mars 2016, « Pour un ordre social humain en Haïti » paru surle site AlterPresse et dans lequel l’économiste cible les« Fonds hors budget et impôts non inscrits aubudget » incluant le Fonds national de l’éducation (FNÉ), Leslie Péanéclaire comme suit le naufrage du FNÉ : « Comme l’expliquaitJocelerme Privert, alors sénateur en octobre 2015, « aujourd’hui, on atendance à transformer la dérogation en règle (…) » Le sénateurPrivert pointait particulièrement le FNÉ qui reçoit les fonds collectés de ladiaspora. Il disait : « Le Sénat n’a jamais reçu aucun rapport quantà l’utilisation des ressources collectées au nom du FNÉ (…) »
Quant à lui, le PSUGO Programme descolarisation universelle, gratuite et obligatoire) que Fritz Dorvilier citeau titre de « lapertinence de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat n’a cessé depuis sa miseen route d’attirer l’attention critique d’analystes d’horizons divers, de lasociété civile et des syndicats d’enseignants. Ainsi, dans son étude Sans démagogie,mettre l’humain au cœur du développement en Haïti », l’économiste Junia Barreaupropose un éclairage de premier plan sur ce Programme de scolarisationuniverselle et de gratuité obligatoire. De son côté, au terme d’une longue etrigoureuse enquête (portant sur des documents et à l’aide de témoignages etentrevues), et dont les résultats ont été publiés en trois livraisons, Le Psugo, une menace à l’enseignementen Haïti ? (I, II, III) , l’agence en ligneAlterPresse consigne que
« Malplanifié et slogan de campagne électorale de l’actuelle administrationpolitique, le Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire(Psugo), dit « lekòl gratis », se révèle entaché d’irrégularités, troisans après son lancement officiel en octobre 2011, suivant les donnéesrecueillies par Ayiti kale je (Akj) au cours d’une investigation [de] deuxmois. »
Des directeurs et professeurs du PSUGO manifestent devant le MENFP le 16 septembre 2013 (Source : www.hpnhaiti.com)
Il estmatériellement impossible que le tollé soulevé par la mal-vision, le défaut d’opportunité,l’orientation et la gestion du PSUGO ne soit pas parvenu à l’attention de FritzDorvillier qui, malgré cela, n’en tient pas compte dans son évaluation de « la pertinence de la gouvernanceéducative de Nesmy Manigat». Or la presse locale n’a eu de cessed’en parler, comme en témoignent, entre autres, des articles des quotidiens LeNational et Le Nouvelliste : « Le dernier chiffre magique du Programmede scolarisation universelle gratuite et “obligatoire” (PSUGO) – Le PSUGO ou ledegré zéro de l’écriture Le Nouvelliste, 12 décembre 2013 ; « PSUGO, l’UDEPH réclame deux ansd’arriérés de salaire Le Nouvelliste, 21 octobre 2014 ; Haïti-PSUGO : des directeurs ont ferméleurs portes », Le National, 28 mai 2015 ;PSUGO : des écoles impliquées dans desdétournements de fonds Le Nouvelliste, 2 juillet 2015 ;« PSUGO :rapport ULCC – Liste d’écoles exclues » , LeNouvelliste, 15 juillet 2015, etc. Pour sa part, Radio métropole, le 13 juillet2015, informait ses auditeurs de l’existence d’un Importantréseau de corruption au sein du Psugo
L’exil programméde la langue créole dans le système éducatif haïtien
FritzDorvilier s’apprête à aborder, dans la seconde partie annoncée de son texte,deux autres axes de la « pertinence »alléguée de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat : l’accès et laqualité. Le lecteur critique jugera sur pièces. Dans tous les cas de figure, lepivot central de toute évaluation de la gouvernance du ministre démissionnairede l’Éducation demeure la question linguistique dans le système nationald’éducation puisque l’accès aux savoirs et à la qualité des savoirs se réalise demanière différenciée dans la langue maternelle et/ou seconde. Or les donnéesd’analyse accessibles dans la documentation courante sur le champ éducatifhaïtien attestent queL’EXIL PROGRAMMÉ DE LA LANGUE CRÉOLE DANS LESYSTÈME ÉDUCATIF HAÏTIEN, CONFIRMÉ PAR LE MINISTRE DÉMISSIONNAIRE, CONSTITUE LEPLUS RETENTISSANT ÉCHEC DE LA GOUVERNANCE ÉDUCATIVE DE NESMY MANIGAT. Il n’a certes pas provoqué cet exilmais il a, à l’instar de ses prédécesseurs, contribué à l’entretenir entournant constamment le dos à l’aménagement de nos deux langues officielles ensalle de cours. Là-dessus tous les signaux sont au rouge, et il serait vainsinon illusoire de gloser sur l’accès et la qualité de l’éducation en Haïti endehors de l’exigence législative et programmatique de la généralisationobligatoire du créole dans la totalité du système éducatif national tant privéque public. L’exil programmé de la langue créole dans lesystème éducatif haïtien, qui fonctionne de fait sur le mode d’un apartheidlinguistique –et dont la gésine remonte à 1804, aux premières structuresélitistes de l’École haïtienne, au mode de distribution du pouvoir desinstitutions, des richesses et des connaissances dans la formation socialehaïtienne naissante–, institue le déni des droits linguistiques de l’écrasantemajorité des Haïtiens. Le droit à la langue maternellefait partie du grand ensemble des « droits humains » comme à celuides « droits linguistiques » (voir, à ce sujet, mon texte Le droit à la langue maternelle dans laFrancocréolophonie haïtienne »). Dans son acception première il désigne ledroit à l’usage privé et public de la langue, le droit que tous les locuteursont d’utiliser leur langue native dans tous les contextes de vie, y compris àl’école. Il désigne et consacre également dans le cas d’Haïti la reconnaissanceet la primauté de la langue maternelle créole au titre d’un droit humainfondamental pour tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti. La reconnaissance dudroit à la langue maternelle créole devra être arrimée aux autres droitsfondamentaux consignés dans la Constitution de 1987. Le droit à la langue maternelle faitobligation à l’État haïtien de légiférer en matière d’aménagement du créoledans l’espace public comme dans le champ éducatif. Seules des garanties légaleset institutionnelles, instituées au préalable dans le cadre d’une loicontraignante d’aménagement linguistique, peuvent rassembler les unilinguescréolophones autour de la restitution de leur droit à la langue maternellereconnue et promue dans l’espace public comme dans le champ éducatif. Le droità la langue maternelle créole ne s’oppose pas au droit d’acquisition dufrançais, l’une des deux langues du patrimoine linguistique d’Haïti,et dans plusieurs textes j’ai plaidé pour que la parité statutaire entre nosdeux langues officielles soit inscrite dans une future première loi d’aménagementlinguistique.
Le droit à la langue maternelle créole est-il acquis et respecté dans lesystème d’éducation nationale qui, depuis une cinquantaine d’année, ne reçoit plusseulement des élèves bilingues français-créole mais plutôt, massivement, desélèves unilingues créolophones ? Il est attesté dans nombre de travaux derecherche comme dans des rapports administratifs qu’en dépit de la réformeBernard de 1979 qui a introduit le créole –avec un lourd handicap decompétences et instruments didactiques préalablement bâtis–, comme langueenseignée et langue d’enseignement dans notre système éducatif, l’Écolehaïtienne, lieu de la transmission et de la reproduction des savoirs et desconnaissances, assure cette transmission et cette reproduction non pas dans lalangue maternelle et usuelle des apprenants, le créole, mais plutôt dans unelangue, le français, qui leur est seconde et qu’ils doivent acquérir en mêmetemps que lesdites connaissances. C’est bien à cette enseigne que réside, parmid’autres qui lui sont liées, la cause première du naufrage à la fois linguistique,didactique et citoyen de notre système éducatif national.
Ces trente dernières années, ledroit à la langue maternelle créole s’est trouvé confiné dans les marges dusystème éducatif national tant dans le secteur public que dans le secteur privéen dépit de la relative faible pénétration du créole dans le système. Pareilexil du créole perdure malgré sa présence dans les énoncés de quatre« réformes » consignés dans divers documents administratifs duministère de l’Éducation nationale. Ainsi, aujourd’hui, en Haïti, malgré quatretentatives successives de « réforme » du système éducatif –à savoirla Réforme Bernard de 1979; le PNEF (Plan nationald’éducation et de formation) de 1997 – 1998; la Stratégie nationaled’action pour l’éducation pour tous (EPT) de 2007; le « Plan opérationnel 2010 – 2015 »–, l’enseignement du créole et encréole demeure très limité et s’effectue selon un rapiéçage de « méthodes» diverses. Le matériel didactique de qualité et normalisé pourl’enseignement du créole et en créole est dérisoire, peu diffusé et fait encoretrès largement défaut à l’échelle nationale. Et l’enseignement du françaislangue seconde demeure la plupart du temps traditionnel, lacunaire, inadéquat,sans lien avec la culture et les réalités du pays et, à terme, cet enseignementaboutit à la reproduction de la sous-compétence linguistique des élèves et desétudiants. Enfin il faut souligner que l’enseignement du créole et en créole nefait à l’heure actuelle l’objet d’aucune qualification académique, d’aucunecertification didactique et pédagogique conduite sous l’autorité du ministèrede l’Éducation.En Haïtiaujourd’hui, aucune université n’offre une formation spécialisée sanctionnée parun diplôme en aménagement linguistique, en droit linguistique, en traduction ouen didactique du créole langue maternelle…
Il est symptomatiqueque dans la première partie de l’article « Sur la pertinence de la gouvernance éducative de Nesmy ManigatFritzDorvilier ait totalement fait l’impasse sur le droit à la langue maternelle créole comme exigencepremière et aussi paramètre majeur d’évaluation de « la pertinence de la gouvernanceéducative de Nesmy Manigat ». Pareille impasse, qui confirme et illustrele refoulement de la question linguistique comme l’exil de la langue créole dans lesystème éducatif haïtien, représente une constante de la gouvernance de Nesmy Manigat. En cela leministre démissionnaire s’inscrit sur le cul-de-sac de la continuité dans lestatut quo malgré les obligations découlant de l’article 5 de la Constitutionde 1987 consignant la co-officialité de nos deux langues nationales. LesAssises sur la qualité de l’éducation de 2014 illustrent de manière fort instructivel’impasseentretenue par les grands décideurs de l’État sur le droit à la languematernelle créole durant la « pertinente » gouvernance de NesmyManigat au ministèrede l’Éducation nationale
Nesmy Manigat aux Assises sur la qualité de l’éducation en Haïti, avril 2014
En effet,à grand renfort de publicité, le ministère de l’Éducation a organisé, en avril2014, les Assises nationales sur la qualité de l’éducation en Haïti . Peu de temps avant la tenuede l’événement, j’avais publiquement tiré la sonnette d’alarme au motif que la problématiquelinguistique n’était pas prévue dans le programme de ces Assises. Plusieurshauts responsables de cette rencontre, dans des correspondances privées,m’avaient alors assuré que la question des langues d’enseignement seraitnécessairement abordée durant cette activité d’envergure dont les résultatsseraient de première importance pour l’avenir de l’enseignement au pays. Iln’en a rien été… Dans la programmation du mardi 8 avril 2014, à l’atelier no5 figurait l’intitulé « minorité linguistique » parmi les sous-thèmesretenus. Difficile de croire que cette expression « minoritélinguistique » faisait référence à la problématique linguistiquehaïtienne. Par la suite j’ai à nouveau abordécette importante question dans l’article« Pour mieux comprendre la dimensionlinguistique de la qualité de l’éducation en Haïti »publié par Montray kreyòl le 30 août 2014.Toujours est-il que l’on abien glosé durant ces Assises, mais au final l’aménagement linguistique dans lesystème éducatif national –comme paramètre majeur de l’effectivité de laqualité de l’éducation en Haïti–, a bel et bien été absent d’une activité pourtantprésentée comme la colonne vertébrale de la « rénovation » dusystème. Dans les faits les promoteurs de ces Assises, au premier chef leministre Nesmy Manigat, ont délibérément ignoré et tourné le dos au créole,contribuant ainsi à la minorisation institutionnelle de « la langue quiunit tous les Haïtiens » (article 5 de la Constitution de 1987). Lamontagne avait accouché d’une souris, comme c’est actuellement le cas avec le « Pacte national pourune éducation de qualité » dont parle Fritz Dorvillier dans son article,pacte lui aussi monté sur le mode de « l’effet d’annonce », du« buzz médiatique » car iln’a aucune réalité législative lui permettant d’être inscrit dans la duréeinstitutionnelle. « L’effet d’annonce », dans ses variantescosmétiques, est là encore patent comme je l’ai montré, sur un proche registre,dans mon texte portant sur l’Accord du 8 juillet 2015, «Du défaut originel de vision à l’Académie ducréole haïtienet au ministère de l’Éducation nationale
C’esttrès précisément parce qu’il y a continuité dans la mal-vision linguistique du ministère haïtien de l’Éducation quele statu quo des trente dernières années a perduré durant la« pertinente » gouvernance de Nesmy Manigat –bien qu’il subsisteencore dans le système éducatif, de manière incontrôlée et sans bilan exhaustif,un nombre indistinct d’écoles qui appliquent certaines directives de la RéformeBernard de 1979, notamment en ce qui a trait au créole langue d’enseignement etlangue enseignée. Pareille problématique n’est pas installée dans le brouillardcomme j’en ai fait la démonstration dans mon article datédu 18 décembre 2014, « Le droit à la languematernelle retoursur les langues d’enseignement en Haïti [12] »,texte pour lequel j’ai introduit dans ma réflexion de linguiste la contributiondu linguiste Benjamin Hebblethwaite et duphilosophe Michel Weber, «Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée àla maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignementhaïtien»(2012), ainsi que celle d’un linguiste de la Faculté de linguistique appliquéede l’Université d’État d’Haïti, Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires enHaïti » (2014).Ces études ont le mérite, parmi bien d’autres, d’aider à mieux comprendre quel’aménagement des langues officielles d’Haïti –dans ses dimensions politique, sociolinguistiqueet didactique–, est une incontournable priorité et responsabilité de l’État, ceque le ministère haïtien de l’Éducation est censé savoir lorsqu’il prétendpromouvoir l’accès et la qualité de l’éducation. L’État est-il outillé pour lefaire ? Il est amplement attesté que le ministère de l’Éducation –structuresur-diagnostiquée depuis 1987 par différentes compétences nationales et par plusieursboulimiques agences internationales–, dispose de quelques outils scientifiqueset administratifs qui lui auraient permis d’agir, a minima, au niveau des langues d’enseignement même en l’absenced’une future première législation nationale contraignante portant surl’aménagement de nos deux langues officielles que le Parlement devra un jourprochain voter.
L’un de ces instruments scientifiques estle document intitulé « Aménagement linguistique en salle de classe – Rapportde recherche » (Ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesseet des sports, Port-au-Prince, juillet 2000). Vieux de seize ans, ce rapport degrande rigueur intellectuelle, qui sommeille dans le grenier empoussiéré duministère, comprend des conclusions et recommandations qui auraient pu êtreactualisées et inscrites dans un plan d’action –ou dans l’actuelle révision ducurriculum de l’École fondamentale–, destiné tant aux écoles publiques qu’auxinstitutions privées. Il faut savoir et il importe de souligner que ce Rapport de recherche rédigé par desexperts haïtiens reconnus pour la qualité de leurs travaux, formule lanécessité d’une meilleure connaissance des « Usages réels des langues dans l’espace scolaire » (PierreVernet). Il consigne dans sa démarche le besoin d’une compréhension renouveléeet actualisée du champ éducatif notamment par : (a) « L’analyse desmanuels en usage dans les écoles » ; (b) l’évaluation de « Lacompétence des élèves dans les deux langues » ainsi que (c) l’évaluationde « La compétence didactique des maîtres dans les deux langues »(Pierre Vernet : p. 160). Et il y a lieu, toujours selon ce Rapport de recherche, de mettre en œuvreses recommandations phares parmi lesquelles (a) « Rouvrir le débat sur la réforme linguistique en impliquantbeaucoup plus les élèves et les parents », et (b) « Faire que l’écolecontribue à élever le niveau d’élaboration du créole » (p. 271). L’« Aménagementlinguistique en salle de classe – Rapport de recherche » ale grand mérite de placer la didactique créole–français et l’obligationd’aménager nos deux langues officielles au cœur de la modernisation de lavision du ministère de l’Éducation nationale –et l’on a noté que ces exigences denature linguistique ne se retrouvent pas du tout dans les interventions publiqueset dans les actions de Nesmy Manigat dans le champ éducatif haïtien telles queconsignées sur le site du ministère de l’Éducation. Pareil constat n’est aboli nipar le « bilan » panégyrique de Fritz Dorvilier ni par les donnéesinformatives disponibles en ligne sur le site du ministère de l’Éducation quele lecteur curieux peut encore consulter. Alors, de quelle« pertinence » de gouvernance parle-t-on une fois qu’on a constatéque les champs linguistique et didactique ont été tenus à distance des grandesdécisions stratégiques de Nesmy Manigat ces dernières années au profit des« effets d’annonce » et des opérations de « marketingéducatif » apparentés à de la lourde propagande gouvernementale, sans lienavec l’aménagement linguistique de la totalité du système éducatif ? Carune fois retombées les effluves de l’agitation médiatique qui a pour une bonnepart caractérisé la gestion éducative du ministre démissionnaire de l’Éducationnationale, il sera aisé de mesurer encore une fois qu’il n’aura laissé quantaux deux langues officielles du pays aucune orientation stratégiqueexceptionnelle, aucune législation éducative majeure de référence ou de premierplan ciblant de manière spécifique l’aménagement du créole et du français dansle système éducatif haïtien. L’Histoire n’aura pas retenu de « réformeManigat » comme elle a retenu la Réforme Bernard de 1979 qui a pour lapremière fois consacré l’introduction du créole dans notre systèmed’enseignement. Sous l’angle précis de l’aménagement des langues officiellesdans le système éducatif national, Nesmy Manigat a raté ce qui aurait pu êtreson grand rendez-vous avec l’Histoire…
Le texte de Fritz Dorvilier Sur la pertinence de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat » a malgré luile mérite de nous rappeler qu’il revient aujourd’hui à la société civileorganisée, aux associations professionnelles d’enseignants, aux universitéspubliques et privées, au corps professoral et aux chercheurs d’interpeller fortementles pouvoirs exécutif et législatif pour que soit enfin mis à l’ordre du jourla question de l’aménagement linguistique dans le système éducatif haïtien. C’estla seule voie qui, conforme à la vision du « droit à la languematernelle créole» et de « l’équité des droits linguistiques »des unilingues comme des bilingues, saura garantir et contribuer à concrétiser l’exigence législative etprogrammatique de la généralisation obligatoire du créole dans la totalité dusystème éducatif national tant privé que public. Cette vision et cette exigence sontconsignées et étayées dans notre « Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiques enHaïti » daté du 9 mai 2014 et qui se situedans le prolongement de notre livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis etpropositions » (éditions du Cidihca, Montréal, et éditions del’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, 2011).
NOTES
[1] FritzDorvilier : Sur la pertinence de la gouvernanceéducative de Nesmy Manigat (1èrepartie) », Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 4 mars 2016.
Surla notion de « mesure etévaluation » dans les sciences de l’éducation, voir en particulier le « Dictionnaireactuel de l’éducation » de Ronald Legendre (2005), Éditions Guérin,Montréal ; voiraussi Marc-André Nadeau : « L’évaluationde l’apprentissage en milieu scolaire : un modèle d’évaluation continue ».Revue des sciences de l’éducation, vol. 4, n° 2, 1978, p. 205-221; Gronlund, N.E. (1981) ; et « Measurement and evaluationin teaching » (4e édition). New York : MacMillan Publishing Co.
GTEF :« Façonnonsl’avenir »,Port-au-Prince, novembre 2010.
Francklyn B. Geffrard : Ouest l’argent du Fonds national de l’éducation ? », dans Canada Haïti actionnetwork ;texte initialement publié dans Haïti Liberté, vol 6, no 28, 23, janvier 2013.
Leslie Péan : « Pour un ordre social humain en Haïti», AlterPresse, 9mars 2016.
Robert Berrouët-Oriol : « Ledroit à la langue maternelle dans la Francocréolophonie haïtienne », Journée internationale dela langue maternelle – Organisation internationale de la Francophonie, Paris,23 février 2015.
Ministère de l’Éducation nationale (2014),accessible via le site Scribd :Assises nationales sur la qualité del’éducation en Haïti