L’ESTHÉTIQUE DE LADÉGRADATION
DANS LA LITTÉRATURE HAÏTIENNE
ESTETIK DELALA
Par Rafael LUCAS Maître de conférences, Université de Bordeaux IIIRevue de littérature comparée, 2002, 2, no 302
Texte reproduit avec l’aimable autorisation del’auteur
Entre le choc del’Occupation américaine (1915-1934), qui replonge « la première républiquenoire du monde » dans la sujétion coloniale, et le choc de la dictaturetraumatisante et sous-développante des Duvalier, la littérature haïtienneparcourt un espace à travers lequel la référentialité s’inscrit dans troisterrains, ou trois terreaux, imprégnés de positivité : l’indigénisme, leréalisme merveilleux, les idées marxistes. L’indigénisme prônait laréoccupation et la réappropriation du terroir culturel. Le réalisme merveilleuxcultivait de manière syncrétique l’association entre la prise en compte de laréalité sociale et la liberté créatrice de l’imaginaire. La tendance marxisteprivilégiait la dénonciation des formes d’aliénation et les démarcheslibératrices. Néanmoins l’une des tendances de l’indigénisme débouchait sur unconservatisme ethnologisant qui allait occuper tout l’espace national sousforme d’une dictature obscurantiste essentiellement caractérisée par sadynamique de déstructuration. L’ampleur de la répression et l’omniprésence del’action destructrice ont rendu incontournable le spectacle de la dégradationdont la prégnance a pris des formes diverses dans la littérature. Refusantd’abdiquer leur pouvoir créateur, les écrivains ont abondamment traité de cettedégradation. Nous verrons d’abord ses incursions nombreuses dans les titres desœuvres, témoignant de sa dimension obsessionnelle. Après avoir soulignél’impact particulier de la figure dévoratrice de Duvalier père, nousprocéderons par approche comparative afin de montrer le basculement d’ununivers littéraire à un autre, plus précisément, de l’univers du réalismemerveilleux à celui de l’esthétisation de la dégradation. Il ne s’agit pasd’une esthétisation décadentiste, mais plutôt d’une mise en lumière critique,dictée par la nécessité du témoignage et du bilan. La littérature du regard quien résulte a su la plupart du temps éviter les solutions individuellescaractéristiques du roman picaresque ainsi que cette forme d’orthodoxie quiavait fini par stériliser le roman prolétarien et le réalisme socialiste.
LE DISCOURS DES TITRES
Si l’on examine la production romanesque haïtiennequi s’étend des années de la dictature des Duvalier en Haïti (1957-1986)jusqu’au début du troisième millénaire, l’on s’aperçoit aisément d’une tonalitédramatique dominante dans les titres des oeuvres. On voit s’afficher crûmentles thèmes de la démence ou de la possession (Amour, Colère et Folie (1968) de Marie Chauvet: Les Possédésde la pleine lune (1987) de Jean-Claude Fignolé, Le Crides oiseaux fous (1985) de Dany Laferrière, Les Fousde Saint Antoine ( 1989) de Lyonel Trouillot. La folieet la dépossession voisinent avec la misère, la violence, et une souffrance «agonique », au double sens étymologique de lutte et d’angoisse : Fils de misère(1974) deMarie-thérèse Colimon, Le Nègre crucifié ( 1979)de Gérard Etienne, Ils ont tuéle vieux Blanc (1988) de Roger Dorsinville, sansoublier le premier roman écrit en créole haïtien Dézafi (1975) de Frankétienne, traduitprécisément sous le titre Les Affres d’un défi (2000)
Certains titres en trompe-l’œil sont lisiblessuivant un double horizon d’attente dont l’un, ressortissant à un imaginairefrançais, est antithétique de l’autre qui s’inscrit dans le paysage culturelhaïtien. Ainsi dans un titre tel que Le mât de cocagne (1979) de René Dépestre, cetteexpression, qui renvoie à une ambiance festive populaire en français, évoqueune autre connotation pour un Haïtien, celle de la souffrance ou de l’effortdouloureux suggéré par le mot « masuife » qui est la traduction créole de mâtde cocagne. De même dans le titre à « double entrée », Bon Dieu rit (1988) d’Edris Saint-Amand, la bonhomiede ce rire divin en français se double en créole d’un rire de dérision, carl’expression est tirée d’un proverbe haïtien, « sa nèg fè nèg Bondyé blije ri »: les méchancetés que se font les Nègres finissent par faire rire le Bon Dieu.Signalons également le titre Pays sans chapeau (1996) de Dany Laferrière, qui faitréférence à une expression haïtienne (peyi san chapo) signifiant la mort oul’au-delà.
La dimension tragique de ces titres côtoie desformulations reflétant le désarroi (Moins l’infini, 1972, d’Anthony Phelpset Rue des pas perdus,1996, de Lyonel Trouillot),l’amertume (Mère Solitude,1983, d’Emile Ollivier,Manhattan Blues, 1985, de Jean-ClaudeCharles, Zombi Blues,1996, de Stanley Péan)et l’éparpillement (Thérèse en mille morceaux, 2000, de LyonelTrouillot). Une autre thématique importante est I’interrogation de la mémoirepar le biais d’une enquête onirique : Mémoire en colin-maillard ( 1976) d’Anthony Phelps, Mémoired’une amnésique (1984) de Jan Dominique, Le Songed’une photo d’enfance (1993)de Louis-Philippe Dalembert,La Mémoire ensanglantée (1994) de Stanley Péan ouBreath, eyesand Memory : Le Cri de l’oiseau rouge (1994 ) d’Edwige Danticat. Parfoisl’auteur a recours à un véhicule-témoin des années tragiques, comme Cathédraledu mois d’août (1979), roman de PierreClitandre, qui est le nom d’une de ces camionnettes bariolées typiques dePort-au-Prince.
Le paysage conceptuel dessiné par les titres desoeuvres susmentionnées reflète le caractère traumatique d’une productionlittéraire élaborée dans le contexte d’un régime totalitaire, caractérisé parun effroyable dispositif de répression, de prédation et de paupérisation. Larépression terrifiante et totalisante visait à dépouiller l’être de sa capacitéde révolte, par un véritable processus de zombification. L’attitude prédatricesystématique vis-à vis de l’environnement naturel et socio-économique a eupour effet d’imprimer les stigmates de la dégradation dans tout l’univershaïtien. Il importe d’examiner le traitement littéraire de cette dégradationdans la fiction haïtienne des années 1970-2000. L’écrivain cède-t-il à latentation d’un constat indigné, d’une alchimie esthétisante ou d’une poétiquefondée sur le réaménagement d’un nouvel espace littéraire ?
LE TOTALITARISME DÉVORANT
Tout en évitant de concevoir la littérature commeun reflet des contextes socio-historiques, nous partageons les points de vueexprimés par Yannick Lahens et J. Michael Dash dans deux articles publiés dansla revue Notre Librairie de janvier-avril 1998[xxvi], intitulésrespectivement : « L’apport de quatre romancières au roman moderne haïtien » et« Haïti imaginaire : l’évolution de la littérature haïtienne moderne ». SelonJ. Michael Dash les nombreuses mutations provoquées par le système duvaliéristeont bien donné lieu à « une crise de représentation de la réalité haïtienne ».Cette crise se traduit par des troubles de lisibilité de l’espace environnant.Yannick Lahens constate et consigne une véritable rupture avec l’universlittéraire des courants qui ont précédé le dernier tiers du XX° siècle enHaïti, des courants caractérisés par un mélange d’indigénisme, de marxisme etde réalisme merveilleux. Nous avons préféré le terme dégradation au terme «délabrement » proposé par Lyonel Trouillot dans la revue précitée, parce que ladégradation nous semble mieux rendre compte d’un processus de décompositionprogressive et profonde.
Avant d’étudier les variations du thème de ladégradation dans le roman « fin de siècle » haïtien, nous signalerons plusieursruptures qui ont eu pour résultat une reconfiguration souvent douloureuse del’univers romanesque et une subversion des codes, des valeurs et des signes.Ces changements ont posé un problème de lecture et de déchiffrement de lanouvelle réalité qui a émergé du cadre d’un État totalitaire aux prétentionsquasiment holistes. Le système mis au point par un Papa Doc/Big Brother aimposé son emprise sur tous les domaines d’activité et de représentation : lesocial, le politique, l’économique, le mythique et l’imaginaire. En ce quiconcerne précisément l’imaginaire, François Duvalier avait fini par investir lechamp du symbolique en manipulant tout le système de références liées àl’histoire d’Haïti, aux productions du folklore populaire et à toutes lesformes de marqueurs anthropologiques. La manipulation reposait sur un ensemblebien structuré de dramaturgie médiatique, de liturgie politicienne et dephraséologie claironnante. La stratégie de domestication et de colonisationmentales duvaliéristes inclut la tentative de détournement de l’investissementreligieux, à travers l’institution d’un Catéchisme de la révolution, dont laperversion finit par s’autoannuler, à ce point précis de l’alchimie du sens oùl’excès de duplicité et de sous-estimation des autres se transmue en ridiculeet en naïveté pathétiques : « Notre Doc qui êtes au Palais national, que votrenom soit béni par les générations présentes et futures, que votre volonté soitfaite à Port-au Prince et en province. Donnez-nous aujourd’hui notre nouvelleHaïti, ne pardonnez jamais les offenses des apatrides qui bavent chaque joursur notre patrie».
Quant à la méthode pratiquée, elle consistait enun mélange de corruption et de terreur généralisées. Il s’agit d’une formed’agression totale visant à asservir les âmes, après avoir annihilé toutepulsion de révolte salvatrice. Les tortures ont souvent pour but de détruire lapersonnalité de l’individu et de le transformer en épave humaine, de « déchirer»[xxviii], lacérer le tissu ontologique afin de le réduire enlambeaux. Cela explique les personnages de fous en haillons qui apparaissentdans des oeuvres telles que Le Songe d’une photo d’enfance de Louis-PhilippeDalembert ou le film L’Homme sur les quais (1993) de Raoul Peck. Il ne s’agitmême pas d’un ilotisme instrumentalisé à visées « éducatives », mais d’unmécanisme d’avilissement par déshumanisation.
La nouvelle littérature de légitime défense qui ena résulté, par réaction, a parfaitement concentré sur la figure « dégradatrice» de Duvalier père une production de métaphores démystifiantes etcarnavalisantes. Anthony Phelps (Moins l’infini, 1972) lance en la matière lesmétaphores inaugurales : le Grand Papa Trou, le Grand Trou Majuscule, l’A-Vie,le Grand Dévorant. René Dépestre crée dans Le Mât de cocagne (1979) lepersonnage bouffi de totalitarisme ubuesque, à la modernité carnavalesque : lezoocrate Zacharie grandélectrificateur des âmes. Gérard Etienne parlesimplement du Chef dans Le Nègre crucifié et La Reine SoleilLevée : « Lesgardes du Chef vomissent le sang qu’ils viennent de boire. Je n’envisage rienqui puisse me sauver de cet abattoir d’homme. (…) Le Chef donne l ‘ordre devioler toutes les femmes du pays : femmescorbillards, femmes poules, femmescharognes ». (Le Nègre Crucifié). Citons également deux autres noms decette fort longue liste : Le Fou Délirant de Mourir pour Haïti (1980) de Roger Dorsinville et MentorBonaventure de L’Année Dessalines (1986) de Jean Métellus. Jean-ClaudeFignolé met en scène dansPossédés de la pleine lune (1987) une monstrueuse Bête à septtêtes dépourvue de cet effet de distanciation dédramatisante qui se dégageaitde la Bête qui avala le soleil, dans Ti-Jean L’horizon (1979) de Simone Schwartz-Bart. Detoute évidence le traitement caricatural traduit un refus de donner à FrançoisDuvalier la dimension d’un personnage complexe. À ce propos nous partageonsl’opinion de Maximilien Laroche (Université Laval, Canada) : « Dans l’espritdes Haïtiens François constitue une perversion de l’idéal du patriarche qu’ilsattendent toujours et, à ce titre, constitue une exception, monstrueuse, etpour cela même justiciable du conte fabuleux plutôt que du récit toujours plus oumoins réaliste qu’est le roman ». Les références duvaliériennes,dont il faut éradiquer les présomptions pseudo-mythiques, sont saturées dedélire paternaliste archaïsant et de boulimie de toute-puissance. Après lachute du régime de Jean-Claude Duvalier, le cadavre de Duvalier père futdéterré, et les restes disloqués par une foule en colère furent éparpillés.Cette forme de déconstruction radicale vise, dans l’imaginaire populaire, àempêcher toute réincarnation d’une personne à l’esprit maléfique.
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