LA LITTÉRATURE ANTILLAISE, MIRAGE OU MIRACLE ?
Par Jean-Claude Bajeux(Conférenceprononcée à l’occasion de la Foireinternationale du Livre, à Santo Domingo, 6 mai 2000)
Quand on veutidentifier des éléments ou desstructures qui se retrouveraient dans la production littéraire de laméditerranée caraïbe, les difficultés ne manquent pas, ne serait-ce qu’auniveau du vocabulaire. On en arrive à se demander si la revendication d’uniténe serait pas un apriori de l’analyste, un effort désespéré pour échapper à ladifférence et se raccrocher à lasimilitude, nier l’atomisation dans ladécouverte de réseaux moléculaires, respirer le vent du large, venant de lahaute mer, cesser d’être asphyxié dans le monde petit et minuscule de lacellule insulaire, découvrir descomplices pour échapper enfin à une individualité étroite. Serions-nous doncles jouets d’une pathétique illusion, autres victimes d’un soleil implacableresponsable de mirages d’oasis partant en fumée dès que nous essayonsd’approcher?.
À l’ambition desynthèse des critiques, au désir d’échapper à la petitesse des choses, à la solitudedes îles, s’oppose le vocabulairebariolé des sept langues qui ont finalement remplacé le mutismedésespéré des bossales. Chaque langue détient son vocabulaire et les mêmes motsn’ont pas toujours le même sens. Tel le mot « Antilles » ou »Antillais » qui tend à désigner, en français, uniquement les îlesrattachés à la France et qui n’existe pas en anglais. On se rabat alors sur lemot Caraïbe et le doute subsiste concernant l’application de ce vocable auxpays riverains. En botanique, on se retrouve en pleine tour de Babel et s’ils’agit du vocabulaire lié au phénomène racial, c’est avec une précautioninfinie qu’il faut s’avancer.
A la barrière deslangues s’ajoutent les aléas de l’histoire, avec les frontières imposées, lesdifficultés des communications d’îles à îles appartenant à des systèmescommerciaux différents, avec pour conséquence la quasi-impossibilité dediffuser la production littéraire ou scolaire. L’atomisation des îles caraïbesest à la fois géographique, historique, économique, impériale, culturelle,linguistique, matérielle, mentale, culinaire, monétaire, administrative,ludique, politique. Il faut avoir pris les petits avions des lignes localesd’aviation pour savoir ce que cela veut dire en termes d’horaires, de délais,de barrières, et de longue patience, à quoi s’ajoutent les aléas de la poste,des douanes, des téléphones. Pour tout couronner, chaque île ou demi-îleproduit un rhum différent et le boit suivant un rite et des mélangesdifférents. Chaque île a son calendrier, ses fêtes, ses héros et ses saints,ses hymnes, ses danses et ses musiques, son système politique…
Il n’est donc pasétonnant que seuls des privilégiés peuvent s’y retrouvertranscender cette poussière cacophonique et,du haut de leur chaire,bâtir une visionsynthétique, reconstruire, au delà de la différence, les courants, les réseaux,les dessins, les comportements, les mythes qui seraient communs à ce mondebigarré. Il faut pour montrer du doigtl’Antille une et indivisible, être un critique littéraire posté dans lesgrandes universités, Laval, Gainesville, Princeton, Bordeaux, un économisteattaché ou détaché desgrandesinstitutions bancaires, un sociologue stakhanoviste des congrès, colloques,séminaires, stages et projets, tous, rats de bibliothèques, polyglotteset globe-trotters,dédiant leurs étés et leurs hiversà débusquer l’être antillais et à proclamerl’évangile de l’unité. Le premier interlocuteur de ce message, c’est l’habitantdes îles, lui-même prisonnier de naissance dans sa cellule insulaire. Ilrevient à lui de déchiffrer son propre portrait dans le regard du spécialiste,de l’expert, du synthétiseur, qui lui annonce que non, il n’est pas seul etétrange, que non, il n’est pas tellement différent, lui, sujet du Caricom, d’uncitoyen français, européen de surcroît, de la Guadeloupe.
La proclamationd’une unité de la Caraïbe a trouvésesprophètes d’abord parmi leshommes politiques. Visionnaires, ils précèdent l’histoire de tous les jours. Demême que la vision bolivarienne englobaitl’ensemble des colonies espagnoles, les pionniers de la Caraïbe sereconnaissaient comme les croyants d’une même utopie,qu’il s’appellent Ramon Emetrio Betances,Anténor Firmin,Eugenio Maria de Hostos ou José Martî. Haïtijoue un rôle de pionnier ne serait-ce qu’en accueillant tout Noir, esclave oupas, venant des autres îles, lesquels acquièrent la nationalité haïtienne entouchant le sol haïtien (qui, pendant 22 ans, s’étendra jusqu’au canal de Mona,face à Puerto Rico}.
En tant que utopiepolitique, cette unité des Antilles procède d’un parti-pris volontariste, d’unedécision du vouloir-être. Ce message unitaire s’impose comme un ordre donné audésordre historique, à une réalité cacophonique et babélienne. Le discourstransmet un ordre de co-existence (« je commanderai aux îles d’exister« ).C’est un discours de re-con-naissance réciproque, d’acceptation de l’autrecomme un frère, après tant d’étranges concubinages. Firmin donne l’accolade àJosé Martì dans sa maison du Cap-Haïtien. Hostos devient instituteur dominicainà Santo Domingo et Betancès convertit Paris en la capitale de la future confédérationantillaise.
En 1818, AlexandrePétion, président d’Haïti, répond suavement au propriétaire anglais d’un bateauplein d’esclaves, qui avait atterri à Bonbon, dans la Grande-anse, venant de laJamaïque : « J’ai reçu votre lettre dans laquelle vous demandez que votrebateau vous soit rendu avec son contenu. J’ai passé des ordres en ce sens.Cependant, quant aux personnesqui setrouvaient à bord, ce que vous demandez est légalement impossible, étant donnéqu’elles ont acquis la nationalité haïtienne, automatiquement, dès qu’elles ontfoulé le sol haïtien, selon un prescrit de la Constitution de monpays« …(on appréciera le jeu sémantique de l’opposition que Pétionintroduit entre « contenu » et « personnes »…).
Les poètes suiventde près. Visionnaires et prophètes, ils construisent, déconstruisent, reconstruisent, »à tirs de boulets rouges » de leurs »armes miraculeuses« , le paysage de l’archipel. Leurs poèmes opèrentla synthèse du monde cassé antillais. Les sept langues fonctionnent en batterie,dénoncent le racisme inhérent à la société esclavagiste. Ils refusent la balkanisationgéographique et historique. Par une coïncidence extraordinaire, Palès Matosintroduit le cycle de ses poèmes : »nègres » et publie, en 1917, « Danzarinanegra » la même année où Claude Mckay, le jamaïcain écrit « TheHarlem Dancer« . Il faut quand méme citer ce monument à l’antillanitéqu’est le poème de Luis Palès Matos: « Majestad negra » :
…
» Dansl’incendie de la rue antillaise
Va Tembandoumba dela Quinbamba.
Fleur de Tortola,Rose d’Ouganda,
Pour toi crépitentbombas et bamboulas;
Pour toi en calendaseffrénés,
L’Antille brûle sonsang nègre
Haïtit’offre ses calebasses;
De fougueux rhums tedonne la Jamaique;
Cuba te dit: vas-y,mulâtresse!
Et Puerto Rico:mélasse à laper!
Hardi! Mes cololosaux noirs visages!
Grondez, tambours,vibrez, maracass,
Dans la rueantillaise incendiée
-Rumba, macumba,candombé, bamboula-
va Tembandoumba dela Quinbamba. » (in Tuntún de pasa y grifería, 1937)
Les tams tams de lanégritude obligent à une vision globalisante de l’archipel antillais. L’existernègre fait irruption dans tous les recoins de la méditerranée antillaise : ilfournit l’une des clés essentielles pour saisir, au-delà des différences et desclivages, la trame commune, enracinée dans l’histoire de l’esclavage, de laplantation et des transformations subséquentes. Ce sont les poètes qui portentle message : le même discours, le même cri, la même chanson, les mêmesrevendications, la même tragédie, Luis Palès Matos à Puerto Rico, NicolasGuillen à Cuba, Claude Mckay, le jamaicain, Manuel del Cabral en RépubliqueDominicaine, Jacques Roumain et toute une pléiade en Haïti, avec bien sûr lemonument que représente le « Cahier d’un retour au pays natal« deAimé Césaire qui opère un renversement dramatique du langage et de l’histoire.C’est donc de toutes les îles que surgit un discours poétique porteur d’unevision unitaire du monde chaotique de l’archipel antillais.
Dans une troisièmeapproche, viennent les scientifiques: historiens, sociologues, anthropologues,économistes. Il est hors de question, ici , d’esquisser même un tracé sommairede tant de recherches et de publications. J’évoquerai simplement, à titrepersonnel, les travaux de Gabriel Debien, ceux de Eric Wolff et Sydney Mintzsur l’économie de plantation, les travaux de Fernando Ortiz à Cuba, de GordonLewis à Puerto Rico, les publications de l’équipe de Madian-Salagnac, et tantd’autres. De tous ces travaux, se dégage, par delà les frontières de langues etautres isolements, des structures comparables, les linéaments de quelque chosequi s’appellerait » société antillaise ».
Il est temps d’envenir maintenant à la question à laquelle on m’a demandé de répondre : qu’enest-il du roman antillais (« la narrativa antillana »)? Commenttraduire : « narrativa« ?.Il faudrait dire littéralement » lerécit » ou « l’art du récit ».Il y a bien : »fiction« en anglais et en français. Rappelons les équivalences suivantes : roman (fr.),novela (esp.), novel (ang.) et short story (ang.), cuento(esp.),nouvelle (fr.)…
Dans un premiermouvement, on devrait, en toute sincérité, répondre à la question: « romanantillais? » :-Connais pas! Cette prise de position, sceptique et négative,a l’avantage de nous empêcher de partir à la découverte d’un mirage. En effet,dans chaque étroite cellule insulaire, chacun est en train de fouiller sonpropre trou, chacun essaye de nous raconter une histoire et des histoires toutà fait personnelles. Le récit est localisé, rigoureusement vertical, dans uneaire tracée par le soleil et la mer qui nous emprisonne, « immensemer des Sargasses » (« WideSargaso Sea« ), selon le titre du roman de Jean Rhys. V.S.Naipaul, figé dans une attitude de provocation de romancieranti-lyrique, cruel et amer, se découvre enTrinidad, comme un naufragé , un Robinson Crusoe, incapable de créer, incapablede faire l’histoire.
Chacun doit cultiverson jardin, selon la recommandation de Candide, chacun reconstitue, à traversles plus de 800 titres de romans des Antilles, une expérience locale : »Bananabottom« , c’est le nom d’un villageet le titre du roman de Claude McKay. La localisation insulaire, de mêmeque l’aspect personnel, familial, social, sont reconstruits par le texte, commeune cellule au deuxième degré. Au premier abord donc, le roman est cubain,haïtien, dominicain, portoricain, martiniquais, etc. Si bien que la premièreconclusion est de nier au récit tout ambition globalisante parce que cetteglobalité n’existe pas, qu’il faut donc cesser de nous leurrer, parce que »Antille » n’est qu’un pur concept qui ne peut émerger du récitlui-même, ce n’est qu’un miragequi appartientau monde du lecteur et non au texte lui-même.
Cependant, cecidemande réflexion. Ceci demande qu’on s’y prenne à deux fois, car le texte peutavoir lui-même, en lui-même, ses propres lignes de prolongements. Polysémique,il s’échappe de toutes parts, entre les doigts et sous les yeux d’un être quiest lui-même capable de vivre de voir et de sentir simultanément à plusieursniveaux : l’essence de la littérature est là, dans ce croisement, à n’en plusfinir, de réseaux multiples de signes, de signifiants, de signifiés, enrelation inter-sémantique, qui peuvent jouerseuls, ou, mieux, être reconnus par cet intervenant crucial : lelecteur, voyant, voyeur, riche de toute une série d’autres lectures, d’autresexpériences, d’autres jeux de mots..
Fermé sur lui-même,outil d’une expérience localisée et personnelle, le texte, en principe luiaussi prisonnier de l’immense mer des Sargasses, peut prendre la clé deschamps. De trois manières.
Il se peut quel’auteur ait effectué une sortie utilisant la ligne du temps, remontant l’escalierde l’histoire. Pour sortir du solipsisme, il se lancera sur la trace d’unpersonnage historique qui, lui-même, par sa stature, avait laissé sa marquedans l’imaginaire de ses contemporains. Cette ligne de sortie nous donne,présenté par Manuel de Galvan, unEnriquilloqui remplit le vide opéré par ladisparition des peuples taino.
Dans une autredirection, le Segou de Maryse Condé est la saga d’un royaume d’Afrique Occidentale,à l’heure où les envahisseurs musulmans descendent du nord et les Français remontentde leurs comptoirs du sud. C’est un passé qui revit répondant à l’angoisseidentitaire d’une population de transplantés. Les œuvres de Alejo Carpentier, Leroyaume de ce monde, Le siècle des lumières projettentdans la solitude et la petitesse insulaire,des personnages hors-série, Christophe, Victor Hughes, Mackandal.Carpentier n’a pas à inventer:l’histoirede ces personnages a déjàfranchi les mers. Le lecteur emmagazine les éléments d’un musée virtuel de lagrandeur. Ces personnages historiques, par delà le temps évanoui, habitent, parla médiation de ces textes, l’imaginaire de l’homme des îles qui accède ainsi,lui-même, à une prise de conscience de sa propre antillanité.
A la fin de sonroman « historique » Leroyaume de ce monde, Carpentier nous donne à voir Soliman,l’esclavemusulman aveugle de PaulineBonaparte dans son exil à Milan où il découvre la statue de Pauline. Alors,l’aveugle refait sur cette statue de marbre tous les rites des massages quotidiensqu’il avait fait à Pauline, à l’île de la Tortue. Un aveugle reconnaît surcette statue de marbre, à travers le rituel du massage, l’anatomie de samaîtresse d’autrefois. Soliman serait-il le prototype du lecteur antillais ?
Par le fait que lespopulations des îles sont toutes importées, que l’esclavage a eu une rôle génésiquedans l’histoire de cessociétés,marquées par l’isolement marin, le métissage, la pluralité linguistique, lanarration du passéjoue un rôleprimordial, grâce à tout texte susceptible de nourrir la mémoire,textes-scuptures, textes-monuments, textes-chants, textes-danses, pourrécupérer, du monde des Champs-Elysées, des figures-symboles de Antilia,d’Anacaona à Delgrès, Louverture, AlbizuCampos, Caamanoo, Bishop, Eric Williams, sans oublier la brochette dedictateurs qui ont inspiré Alejo Carpentier (Le recours de la méthode).Gabriel Garcia Marquez (L’automne du patriarche) Mario Vargas Llosa (Lafête du bouc). Alors, l’impact de cette résurrection d’évènements et depersonnages hors-série fait éclater le réseau des frontières insulaires. Lerécit ou la représentation, à dimension lyrico-épique, convoque et défie lamémoire et sa capacité d’amnésie et transmute la mesquinerie de la visionquotidienne.
Dans une autreperspective, c’est « l’autre » qui fait irruption dans le train-trainde ces mini-sociétés fermées. Nécessairement, les insulaires importés ont connuet connaissent les voyages, les exils, l’appel du dehors. Ainsi s’ouvrent deschemins d’interaction par quoi sont reçus les messagers d’ailleurs, et lesretours après de longues années de tribulations en d’autres terres. Lesprotagonistes de la narrationrompentalors avec la routine .Ils sont messagers des dieux et des démons qui règnentlà-bas, par delà les mers.
Manuel, dans le célèbre roman de JacquesRoumain, Gouverneurs de la rosée (de l’arrosage), après de longuesannées à Cuba, devient, dans son village natal, par sa présence même, unfacteur de changement et de controverse. Jacques Alexis conduit le couple de CompèreGénéral Soleil, dans la direction opposée, vers la République Dominicaine,où ils seront victimes du massacre de 1937. Dans L’espace d’un cillement,le couple duGaucho et de la niñaestrellada expérimente , dans une dialectique d’unité-dualité un processus dereconnaissance mutuelle par l’usage des cinq sens. Alexis a voulu monter uneallégorie qui se réfère à l’histoire des deux peuples. Les aléas de lacoexistence, les conflits, la contradiction amour-haine, la dépersonnalisation,la compassion, la tendresse, la simple camaraderie de la vie quotidienne, lacruauté, imposent une vision bi-focale dans Over de Ramon Aristy Marreroet El masacre se pasa a pie de Freddy Prestol Castillo. Plus récemment,René Philoctète dans Le peuple des sangs mêlés et Edwige Danticat, dans Larécolte des os (La cosecha de los huesos qu’on a traduitLa récolte douce des larmes)reviennent sur ce même terrain, celui de la coexistence en une même île, LaPetite Espagne, des deuxpeuples,histoire marquée de sueur, de larmes et de sang.
Dans d’autres cas,ce sont les auteurs eux-mêmes qui partent en voyageà la recherche de ceux qui sont partiss’établir ailleurs. La migration des insulaires vers les « métropoles »est un phénomène massif qui affecte toutes les îles, dans certains cas à lahauteur de 100 % comme à Puerto Rico et les Antilles françaises.Elle est un facteur important dans la redéfinitiondes identités. C’est en diaspora qu’on se découvre parfois nègres ou antillais.C’est là aussi qu’on se découvre les uns les autres, d’où, par exemple, uneimpressionnante liste de nouvelles écrites par les Cubains, lesDominicainset Portoricains sur lesHaïtiens. Une romancière, comme la cubano-portoricaine, Mayra Montero assumedans ses romans l’histoire de protagonistes haitiens comme le font aussi AnaLydia Vega, Luis Rafael Sanchez, en Guadeloupe, Maryse Condé, en RépubliqueDominicaine, Juan Bosch. Au fil de ces récits, un questionnement se fait jourchez le lecteur sur ces voisins étranges, sur soi-même, sur sa propre société.
Nous revenons ainsià notre point de départ, celui d’une narration qui ne sort pas des limites del’île, qui se dédie à la construction textuelle d’expériences purement locales,selon des paramètres de temps et d’espace purement locaux. Il s’agit donc d’unelittérature bien typée, portoricaine, guyanaise, haïtienne, cubaine…Nous voicidonc de retour au degré zéro de l’antillanité, à un stade où Antille est purconcept, une vue de l’esprit, un rêve sans chair. Pourtant, le texte, une foislibéré par l’auteur, semble prendre sa propre vitesse de croisière.
Tombé dans ledomaine public, il devient cible et tremplin pour toutes sortes de lecteurs,librophages, textophages, letrophages, jongleurs et acrobates, d’une indiscrétiontotale. Nous entrons dans un jeu sans arbitre et sans limite de temps, deconstruction d’inter-textes et de méta-textes, de connexions et d’explicationssurprenantes de la part du savant lecteur, critique-érotique ou critique-idéologuequi retourne chaque pierre et chaque mot. L’un interroge l’érotisme fragile deDépestre, tandis que Maximilien Laroche saute de Bouki à ti Jean et Juan Bobo,après avoir décortiqué la Choucoune d’Oswald Durand. Dans cette fête deliaisons sémantiques, dansces réseaux desimilarités, c’est, comme un négatif dans son bain chimique, le visage et lecorps de Antilia apparaissant dans une magique épiphanie.
C’est la fête dulettré. C’est la fête du globe-trotter qui est venu, a vu et a compris. C’estle feu d’artifice des références et des référents. A l’honnêteté de l’auteurqui a su colleràl’authenticité, la vérité, la logique de sonhistoire, de son personnage et de son texte, se joint ainsi, une autretentative qui estde placer cette œuvreet ses éléments à un autre niveau de signification, en l’impliquant dans unnouveau cycle de signification, symbolique, emblématique, paradigmatique. C’estalors qu’on peut parler d’antillanité, au bout d’une nouvelle construction quechaque nouveau lecteurpeut ré-inventer.C’est donc le lecteur, critique et érudit, qui découvre l’Antillanité enappliquant au texte une grille de lecture et d’analyse qui le relie à tout unensemble d’autres textes et situations. Il ne pourrait la découvrir si ellen’était déjà là. Mais il ne pourrait la découvrir sans initiation à d’autresproductions, parfois aussi éloignées que celle des auteurs brésiliens.
Le regardprévenu du lecteur-lettré fait de ces œuvresdes « novelas ejemplares » comme celles que Cervantès nous alaissé. Récits et personnagesquitranscendent leur propre individualité et qui, sous le regard des lecteurs, setransforment en métaphores etarchétypes,devenant images-types de l’enfant, de la femme, de la mère antillais, et nonplus seulement des personnages qui appartiendraient à Jamaica Kincaid, EdwigeDanticat ou Joseph Zobel, paysans que campe Claude McKay dans Banana Bottom,ou Jacques Roumain, ou Enrique Laguerre, femmes et jeunes filles que nous avonsretrouvées dans toutes « les rues incendiés de soleil« et qui n’appartiennent plus à Ana Lydia Vega, à Rosario Ferré ou encore à MarieVieux Chauvet, candidats aux élections ou hommes de pouvoir brossés par JustinLhérisson ou V.S.Naipaul. Ils forment, tous, un seul peuple, malgré leuréparpillement, malgré leur étouffement dans la « mulâtresse solitude« des Antilles..